Notre recherche bibliographique nous a permis de constater que la plupart des chercheurs ont retenu les villes nouvelles comme des « terrains d’observation » spécifiques permettant de collationner divers aspects de leur théorie. Ces travaux ont certes ouvert quelques perspectives de recherche, mais ils ont créé quelques impasses, car à force de trop focaliser l’attention sur la singularité de ces objets, de nombreux chercheurs ont été conduit à réécrire l’histoire et à faire exister de manière artificielle une catégorie qui ne signifie désormais plus rien 213 . Autrement dit, pour reprendre l’expression employée par D. Béhar (et alii), « après avoir banalisé l’exception des villes nouvelles, faire le constat d’une exceptionnelle banalité » 214 .
En revanche, à la suite des travaux de S. Ostrowetsky, un nouveau courant de recherches s’est développé, privilégiant davantage l’étude du projet villes nouvelles que l’objet villes nouvelles proprement dit. Depuis quelques années, quelques géographes tentent de saisir comment ce projet a pu se mettre en place, non pas du point de vue des luttes et des mouvements politiques, mais du point de vue des référentiels et des modes d’action publique.
Construire une approche des villes nouvelles par les « sciences de l’action »
Nos articles 215 de même que les travaux de D. Béhar (et alii) 216 ont tenté de dépasser l’analyse des villes nouvelles stricto sensu en abordant spécifiquement la question des référentiels d’action publique qui les ont promu. Au delà d’un objet ou d’une catégorie, en quoi les référentiels sont-ils pertinents par rapport aux enjeux qu’ils prétendent traiter ? Sont-ils encore, d’une manière ou d’une autre, valables pour reprendre les mots de D. Béhar ? Autrement dit,c’est un questionnement de plus grande ampleur sur les visées et les méthodes de l’intervention publique urbaine que ces travaux abordent. Cette perspective de recherche crée en réalité une rupture majeure avec les travaux réalisés jusqu’à ce jour, mais nous verrons que certaines impasses demeurent.
Notre démarche de recherche retient quelques unes des perspectives développées par les auteurs précédemment cités, car elles posent les premiers jalons d’une analyse renouvelée des villes nouvelles et de la planification urbaine. En considérant les villes nouvelles comme une action publique, et plus largement collective, le schéma directeur et le projet de territoire deviennent des plans d’action précis « qui englobent l’ensemble des décisions de planification considérées comme nécessaires à la production coordonnée et ciblée de prestations administratives » 217 . En tant qu’étape d’exécution intermédiaire entre le programme des villes nouvelles et les actes de mise en œuvre, les plans d’action ne correspondent plus à de simples outils techniques. D’objets, ils deviennent des systèmes d’action qui s’inscrivent dans un jeu d’acteurs qui dépend, outre de leurs valeurs et intérêts respectifs, des ressources qu’ils parviennent à mobiliser pour défendre leurs positions.
Afin d’appréhender le jeu de ces acteurs, nous avons proposé dans nos articles d’utiliser les outils théoriques de l’analyse du fonctionnement de l’action publique. Ils nous permettent également de saisir les logiques profondes des démarches de planification en « reconstruisant les hypothèses sur lesquelles les collectivités publiques se basent (parfois implicitement) pour résoudre des problèmes publics » 218 .
Notre analyse des conceptions de l’aménagement du territoire autour de L’Isle d’Abeau 219 a ainsi démontré que les premiers travaux des aménageurs à travers le SDAU adopté en 1978 servent, trente ans après, de socles de référence pour les politiques urbaines définies dans le projet de territoire de 2003, dont les élus revendiquent pourtant la prise en main. Si nous concluons provisoirement sur la permanence des pratiques de la planification dans l’utilisation des ressources « cognitives » 220 , malgré la mutation des modes d’action collectifs et l’apparition de nouveaux enjeux, il nous semble nécessaire de compléter notre questionnement par une analyse qui porterait spécifiquement sur l’articulation entre les ressources « cognitives » et les dimensions « normatives » 221 de la planification. Cette analyse permettrait de saisir la construction des enjeux territoriaux face à l’effectivité de la planification, les systèmes d’acteurs, et l’articulation (nouvelle ?) entre l’Etat et les collectivités locales.
D. Béhar, P. Estebe et S. Gonnard analysent eux aussi les villes nouvelles comme une action publique. En retraçant l’histoire d’une intention publique, leur texte se présente comme la chronique d’un référentiel. Les auteurs commencent donc par reconstruire ce référentiel en décrivant les intentions initiales des concepteurs des villes nouvelles. Ils insistent notamment sur un élément particulier du référentiel d’origine, à savoir la fonction régionale des villes nouvelles.
Leur approche demeure toutefois partielle.Les auteurs mettent notamment l’accent sur les productions discursives, mais ils n’expliquent pas leur genèse. Leur recherche ne comporte en effet aucune analyse sociologique des différents porteurs de discours, de leur intérêts matériels et symboliques et de leur position dans le champ des politiques territoriales.Elle n’aborde pas non plus les enjeux proprement politiques, idéologiques et institutionnels auxquels ont participé les villes nouvelles comme la création des départements franciliens et la structuration d’un espace politique régional 222 .
Cette première revue de littérature a permis de mettre en lumière les figures récurrentes des travaux scientifiques sur les villes nouvelles et leurs schémas de planification. A travers la sociologie urbaine, les villes nouvelles apparaissent comme la résultante de dynamiques diverses. Ces dernières sont autant un objet politique qu’un produit social. Nous retenons notamment les orientations récentes des recherches en géographie qui renouvellent les questionnements théoriques sur les villes nouvelles en analysant plutôt le projet ville nouvelle que l’objet ville nouvelle.Ces questionnements de plus grande ampleur sont au cœur de notre problématique, car ils abordent les visées et les méthodes de l’intervention publique sur le territoire.
La deuxième partie de notre revue de littérature porte sur les travaux qui privilégient l’analyse de la « fabrication » des villes nouvelles. Ils sont essentiels, car ils retracent l’évolution du contenu des politiques publiques et des cadres institutionnels, juridiques, et réglementaires des villes nouvelles. Ils abordent également l’évolution des acteurs publics ainsi que la répartition de leurs rôles et responsabilités dans la mise en œuvre des villes nouvelles.
Tels FRERET P. (2002), op. cit. ; CHALAS Y., « L’urbanité contemporaine de L’Isle d’Abeau : la question des pratiques d’habiter en ville nouvelle aujourd’hui », in CHALAS Y (dir.), op. cit., pp. 189-233 ; GUYARD J., Evry Ville Nouvelle, 1960-2003. La troisième banlieue, Evry, ed. Espaces Sud, 2003, 351 p. ; MOTTEZ M., Carnets de campagne, Evry, 1965-2007, Paris, L’Harmattan, 2003, 245 p. ; GIRARD V., C’était la ville nouvelle – Récit de la fondation de Cergy-Pontoise, Cergy-Pontoise, SOMOGY, 2002, 144 p.
BEHAR D., ESTEBE P., GONNARD S., Les villes nouvelles en Ile-de-France ou la fortune d’un malentendu, Revue de littérature (1965-2000), Acadie, juin 2002, dactyl., p. 48.
RABILLOUD S., « La ville nouvelle de L’Isle d’Abeau : quel référentiel pour l’action publique locale ? »,
in VADELORGE L. (dir.), op. cit., 2004, pp. 131-146 ;RABILLOUD S., « L’Isle d’Abeau ou l’itinerrance d’un territoire. Du projet à l’opération et l’opération au projet : les permanences de la planification », in CERTU, Quelle appropriation des Villes Nouvelles par les acteurs locaux ?, Diagnostics de territoires et systèmes d’acteurs, Lyon, CERTU, 2003, pp. 34-37.
BEHAR D., ESTEBE P., GONNARD S. (2002), op. cit. ; BEHAR D., ESTEBE P., GONNARD S., Les villes nouvelles en Ile-de-France, Séminaires organisés dans le cadre du programme HEVN, Acadie, rapport ronéoté, août 2003, 104 p.
KNOEPFEL P., LARRUE C., VARONE F., op. cit., p. 226.
NOEPFEL P., LARRUE C., VARONE F., op. cit., p. 14.
RABILLOUD S. (2004), op. cit.
La ressource cognitive est essentiellement constituée par les savoirs et les connaissances qui demeurent les principaux fondements de la capacité d’intervention des acteurs publics ou privés.
Telles les ressources juridiques et temporelles.
Voir à cet égard la thèse de sociologie de ZYLBERBERG. L., De la région de Paris à l'Ile-de-France, construction d'un espace politique, sous la direction de C. GREMION, Institut d’Etudes Politiques de Paris, 1992.