2.2.2.1. L’extra-territorialité : une spécificité des villes nouvelles ?

Si la thèse de la spécificité administrative des villes nouvelles n’est pas remise en cause à l’heure actuelle, il s’avère que le système défini et mis en œuvre par le Groupe central des villes nouvelles ne fut pas immédiatement perçu comme cohérent. S’interrogeant à la fin des années 1960 sur le « champ d’action urbaine » en jeu dans la création des villes nouvelles, V. Ahtik doute de ses potentialités : « L’initiative de la création des villes nouvelles françaises est venue de l’administration centrale. Mais les possibilités d’une action autonome de l’administration dans le domaine de leur conception et de leur réalisation sont limitées » 252 .

Selon l’auteur, la conjonction de deux séries d’éléments contraint et oriente toute prise de décision de l’administration 253 . Les conditions préexistantes à la création des OREAM (c’est-à-dire le contexte économique et urbain, les stratégies territoriales d’organismes implantés antérieurement, et la tutelle de la DATAR) sont les premiers facteurs limitant toute action autonome. Ensuite, les conditions internes de leur constitution réduisent les initiatives de l’administration. En tant que groupes de travail, les OREAM doivent tenir compte de leur insertion dans un contexte plus large, des rapports entre les individus qui les composent, et de leur relation à une tâche.

En témoignant du flou administratif dans lequel les villes nouvelles se fondent, l’analyse sociologique de M. Melendres-Subirats et F. Lentin 254 corrobore l’approche de V. Athik. Comparant Evry, L’Isle d’Abeau et Le Vaudreuil, M. Melendres-Subirats et F. Lentin insistent sur les spécificités des configurations administratives propres à chaque cas. Alors que le pouvoir de l’administration centrale est fort dans le cas d’Evry (via le District de la région parisienne) et de L’Isle d’Abeau (via l’OREAM, donc la DATAR), il apparaît beaucoup plus faible dans le cas du Vaudreuil, où le rôle du préfet régional est déterminant : « celui-ci sait capitaliser à son profit les réactions locales et faire valoir que la création de l’OREAM correspond moins à une intervention du pouvoir central qu’à un renforcement de l’autonomie régionale menacée par la proximité de la capitale » 255 . Dans les trois cas, la spécificité administrative des villes nouvelles est fortement questionnée : « l’instance politique ne peut guère exercer ou conserver un contrôle effectif sur les projets : ceux-ci apparaissent, en dernière analyse, comme le résultat d’un jeu stratégique entre les différents acteurs concernés et se rapprochent des formes urbaines déjà existantes » 256 . A l’époque de la rédaction de cet article, les EPA ne sont pas encore en place, mais les missions d’études et le GCVN le sont. Comment expliquer alors le manque de visibilité de ces institutions ?

Quelques années plus tard cependant, Y. Brissy consacre sa thèse de droit à la question, posant les jalons d’une histoire administrative des villes nouvelles jamais remise en cause depuis. Ce travail, publié en 1974 sous le titre Les villes nouvelles. Le rôle de l’Etat et des collectivités locales 257 décrit « l’organisation d’une administration spécialisée » agissant à deux niveaux. Au niveau local, des Missions d’étude et d’aménagement des villes nouvelles sont mises en place à partir de 1966. Elles sont progressivement remplacées par des établissements publics d’aménagement (EPA) à partir de 1969. Parallèlement, des syndicats communautaires d’aménagement (SCA) structurent le gouvernement local et représentent politiquement l’agglomération nouvelle. Au niveau central, le Groupe central des villes nouvelles (GCVN) créé en 1970 conduit la réalisation de l’ensemble des opérations d’aménagement.

La thèse insiste sur la nouveauté de ces institutions, même si l’auteur rappelle qu’elles s’inscrivent dans le courant de l’administration de mission, telle qu’elle fut définie dans la seconde moitié des années 1950 258 . Il souligne également l’importance de la phase d’expérimentation, dans laquelle des organismes nouveaux (comme l’AFTRP - Agence Foncière et Technique de la Région Parisienne - 259 , et l’Etablissement Public de la Basse-Seine) jouent un rôle clé. La dernière partie de l’ouvrage est consacrée à l’étude de la loi Boscher du 10 juillet 1970, qui définit le « cadre de participation » des collectivités locales.

De cette étude très précise, les chercheurs ne retiennent généralement que le digest réalisé en 1975 par Y. Boucly pour le compte du Groupe central des villes nouvelles 260 . L’auteur décrit les « structures administratives » à travers un doublon : « le cadre opérationnel » (l’établissement public d’aménagement, EPA) et le « cadre politico-administratif » (le syndicat communautaire d’aménagement, SCA). Pour lui, la mise en place de structures administratives spécifiques se justifie par « l’inadaptation » des structures existantes (communes, sociétés d’économie mixte) à l’ampleur de la tâche proposée. Au doublon EPA/SCA viendra se substituer le doublon EPA/SAN après la loi Rocard de 1983, qui adapte le système suite aux lois de décentralisation.

La spécificité du système administratif des villes nouvelles est enfin fortement soulignée dans l’ouvrage de référence sur la question, publié par P. Merlin en 1991 261 et réédité en 1997. La cohérence de la phase originelle des années 1958-1970 avec la création du District en région parisienne et des OREAM 262 en province fait implicitement figure de prélude à la cohérence de la phase opérationnelle des années 1970-1990 avec le couple EPA/SCA puis SAN, et GCVN.

D’une façon générale, les études portant sur les macro-structures des villes nouvelles décrivent le système administratif qui les a créées en insistant sur son caractère exceptionnel.Ces digests administratifs, qui ont l’avantage de poser d’emblée le vocabulaire nécessaire à la compréhension et de permettre un repérage dans l’océan des sigles utilisés, est malheureusement insuffisant pour appréhender concrètement les villes nouvelles.Les questions du pourquoi et du comment, qui étaient abordées dans les premières études sociologiques sur les villes nouvelles, demeurent en effet très peu éludées.

Notes
252.

AHTIK V., « La création des villes nouvelles », Sociologie du travail, n°4, octobre-décembre 1969, p. 380.

253.

AHTIK V., La création des villes nouvelles dans la métropole d’équilibre Lyon – Saint-Étienne – Grenoble, L’Isle d’Abeau, MEAVN, juillet 1969, 38 p.

254.

MELENDRES-SUBIRATS M., LENTIN F., « La planification urbaine face au marché du logement :
Trois projets de villes nouvelles en France », Sociologie du Travail, n°4, octobre-décembre 1970, pp. 427-448.

255.

Ibidem, p. 442.

256.

Ibidem, p. 448.

257.

BRISSY Y., Les villes nouvelles. Le rôle de l’Etat et des collectivités locales, Paris, Berger-Levrault, 1974,
248 p.

258.

Voir PISANI E., « Administration de mission, administration de gestion », Revue française de science politique, 1956, n°6, pp. 315-331.

259.

Pour plus de précisions, voir SCHERRER F., « L’Agence Foncière et Technique de la Région Parisienne. De la planification à l’urbanisme opérationnel », Les Annales de la recherche urbaine, n°51, 1991, pp. 71-81.

260.

BOUCLY Y., L’organisation administrative des villes nouvelles, Paris, Groupe central des villes nouvelles, DAFU, 1975.

261.

MERLIN P. (1991), op . cit.

262.

Organismes d’études d’aménagement d’aire métropolitaine. Ils ont pour mission de « définir dans un schéma directeur de l’aire métropolitaine le cadre d’aménagement des éléments la composant et préciser les moyens à mettre en œuvre en vue d’un développement concerté ».