2.2.2.2. La dilatation nécessaire de l’espace de compréhension 263

Deux dimensions nous semblent absentes dans les analyses des macro-structures des villes nouvelles : l’espace tout d’abord, le temps ensuite. Ce que révèle en creux la littérature sociologique de la fin des années 1960, c’est l’absence totale de préméditation du système administratif qui servira à l’édification des villes nouvelles. La nécessité des EPA, et a fortiori celle des SCA, paraît loin d’être évidente avant le vote de la loi Boscher en 1970 264 . D’où vient alors cette idée d’établissements publics d’aménagement ? Comment est-on passé d’une conception régionale de l’aménagement, dominante au début des années 1960 (District, AFTRP, IAURP mais aussi OREAM) à une administration territorialisée des villes nouvelles ? En quoi la création du SGVN traduit-elle la permanence d’un contrôle central sur le processus ? Comment se sont déclinées localement les combinatoires administratives ? Comment ont-elles pu s’imposer face aux procédures courantes des ministères (Equipement, Finances en premier lieu), des départements (DDE) et des communes (SIVOM, districts urbains, sociétés d’économie mixte) ? En quoi enfin, les institutions de départ (Districts, AFTRP, etc.) ont-elles pu subsister à l’évidente territorialisation des enjeux 265 , qui croît à partir des municipales de 1977 ?

Répondre à ces questions implique tout d’abord de recourir aux approches actuelles des sciences juridiques. Les recherches dirigées par J.-P. Brouant et J.-P. Lebreton 266 sont pour nous un préalable nécessaire pour analyser la construction institutionnelle de L’Isle d’Abeau. Elles permettent par ailleurs d’actualiser les analyses d’Y. Brissy.

Répondre à ces questions suppose ensuite de mobiliser l’histoire des acteurs clés– ceux de l’administration centrale au premier chef –, pour tenter de comprendre la manière dont ils ont pu naviguer dans les méandres des possibilités administratives que leur offrait un régime à la recherche de nouvelles méthodes de travail. Les travaux de L. Zylberberg 267 , pionniers sur cette question, invitent à dilater l’espace de compréhension des villes nouvelles. L’auteur revient en effet sur l’interprétation politico-administrative des villes nouvelles. Il suggère notamment de dépasser le schéma d’interprétation traditionnel, opposant de manière trop binaire l’Etat et les élus locaux. Il propose également de recontextualiser les villes nouvelles en les rapprochant du vaste chantier de la réforme régionale.

Au final, les positionnements épistémologiques relatifs à la question de la « fabrication » des villes nouvelles nous paraissent particulièrement riches de sens pour notre recherche. Le recours au droit administratif – qui éclaire le potentiel des différentes configurations et explique le sens des différents écarts à la norme – est tout d’abord complémentaire du recours à la géographie, dont la tâche majeure est de territorialiser les différentes configurations.Ensuite,l’élargissement de l’espace de compréhension du système administratif des villes nouvelles dans le temps et dans l’espace peut éclairer les logiques profondes des différents acteurs politico-administratifs impliqués dans les démarches de planification.

Les travaux géographiques et sociologiques sur l’intercommunalité et la gouvernance des villes nouvelles peuvent, à notre sens, utilement compléter les approches juridiques que nous venons de présenter. Le regard est non seulement porté sur les cadres institutionnels et réglementaires des villes nouvelles mais aussi sur les dynamiques sociales et les stratégies des acteurs (groupes ou individus). L’échelle de ces travaux est par ailleurs nettement différente car chaque ville nouvelle est un cadre d’analyse particulier. Chacune a en effet adapté les dispositions juridiques et réglementaires à sa propre réalité territoriale. Le cadre juridique de la loi Boscher comme de la loi Rocard a par exemple fait l’objet d’interprétations variables selon le poids local des différents acteurs (élus municipaux et directeurs d’établissements publics). Il n’existe donc pas une configuration administrative unique mais une palette de configurations, dont la connaissance précise – et au cas par cas – est un préalable nécessaire à toute enquête sérieuse sur la production de la ville.

Notes
263.

Dans le cadre du programme HEVN, une journée d’études a porté sur les villes nouvelles dans l’histoire de l’administration française (le 28 janvier 2004). Les débats et notamment la lettre de cadrage rédigée par
L. Vadelorge ont souligné les lacunes actuelles de l’histoire administrative et la nécessité d’expliquer plus largement le contexte administratif, dans lequel sont décidées puis lancées les villes nouvelles. Voir à cet égard, VADELORGE L., « Comment faire l’histoire administrative des villes nouvelles ? », in VADELORGE L. (dir.), Gouverner les villes nouvelles. Le rôle de l’Etat et des collectivités locales (1960-2005), Paris, Ed. Manuscrit-Université, 2005, pp. 31-50.

264.

VADELORGE L., « Généalogie d’un mythe : les établissements publics d’aménagement des villes nouvelles », Espaces et Sociétés, n°119, 4, 2004, pp. 37-54.

265.

Le double témoignage de M. Mottez et de J. Guyard est éclairant sur ce point. Cf. MOTTEZ M. (2003),
op. cit. ; GUYARD J. (2003), op. cit.

266.

BROUANT J.-P., LEBRETON J.-P. (dir.), Trente ans d’intercommunalité dans les villes nouvelles : enquête sur la législation et ses pratiques, Les Cahiers du GRIDAUH, n°13, série histoire, La Documentation française, 2005, 128 p.

267.

ZYLBERBERG L. (1992), op. cit.