De nombreuses études sur l’intercommunalité en villes nouvelles focalisent sur la construction politique des villes nouvelles. Cette thématique de recherche politiste entend par construction politique, le système des acteurs en tant qu’individus politiques, de leurs relations et de leurs règles, par lequel s’expriment les inévitables divergences et conflits d’intérêts et, surtout, les conditions de leur dépassement et de leur résolution.
Les recherches des années 1970-1980 ont essentiellement analysé les rapports entre l’Etat et les collectivités locales dans un processus d’aménagement contrôlé 287 . Ces recherches se sont largement appuyées sur l’idée générale et largement reconnue des rapports conflictuels qu’implique l’aménagement des villes nouvelles entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux. Si ces études permettent de saisir les rhétoriques de l’Etat et des élus, il apparaît nécessaire de prendre d’emblée une distance critique à l’égard de conceptions aussi manifestement idéologiques et réductrices des résistances de la « classe politique locale » face aux développeurs, et de l’arrogance des aménageurs dans la dialectique d’un aménagement finalisé selon des options d’intérêt national.
Pour comprendre les rythmes politiques des territoires, entre blocages apparemment insolubles et brusques accélérations organisationnelles, et pour saisir la dimension multiscalaire des jeux d’acteurs et de pouvoirs, certains chercheurs ont délaissé cette approche institutionnaliste des appareillages territoriaux pour revenir plus en profondeur sur la relation dans la longue durée entre territoire et politique. L’investigation socio-politique des acteurs du territoire (élus et techniciens territoriaux pour l’essentiel) fait notamment porter l’attention sur les individus qui produisent la décision, ou l’indécision, au fil de leurs rencontres et discussions, des dossiers qu’ils traitent en commun, des arbitrages qu’ils rendent dans le cadre de leur(s) mandat(s), des représentations qu’ils construisent ou non en commun.
Plusieurs recherches récentes s’inscrivent pleinement dans cette approche. C’est le cas de nos premiers travaux qui ont porté sur les défauts de la régulation politique du territoire de la ville nouvelle de L’Isle d’Abeau 288 . Au final, il apparaît que la situation actuelle de blocage politique et institutionnel ne recouvre pas seulement la lourde hérédité des rapports difficiles entre l’Etat central et le pouvoir local. Cette situation provient en réalité de traumatismes beaucoup plus profonds qui ont marqué à la fois le territoire et la mémoire collective 289 . Nos travaux de recherche s’achèvent par ailleurs en portant l’attention sur les positions et les comportements des acteurs impliqués à titre divers dans la structuration d’une autorité d’agglomération (intercommunalité, projet et contrat d’agglomération) dépassant le cadre bien étroit des cinq communes qui composent actuellement le SAN de L’Isle d’Abeau 290 .
L’article co-rédigé par A.-C. Douillet, A. Faure et M. Vanier 291 complète nos travaux sur la construction politique du territoire de la ville nouvelle de L’Isle d’Abeau. Pour tester l’hypothèse sur le changement de sociologie politique qui conditionnerait le passage à l’unité politique du territoire, les trois auteurs ont analysé la composition de plusieurs conseils municipaux. Bien que cette étude socio-politique ne révèle pas d’intense renouvellement des équipes municipales, elle demeure intéressante car elle permet de saisir les intérêts localisés, les nombreusesinteractionsentre les élus de la ville nouvelle et ceux extérieurs, de même que les équilibres socio-territoriaux.
Nous sommes également particulièrement sensibles à l’analyse qu’ils ont développée pour illustrer l’incapacité du territoire à se structurer politiquement. Selon eux, les élus locaux n’ont pas pu, n’ont pas su et parfois n’ont pas voulu se saisir du pouvoir d’orienter les politiques publiques. A.-C. Douillet, A. Faure et M. Vanier montrent ensuite que les différentes ruptures intercommunales, le marquage symbolique de la ville nouvelle singulièrement inachevée, et la confiscation par l’Etat de leur fonction de véritables médiateurs ont enfermé ces mêmes élus locaux dans un devoir d’administrer hermétique aux évolutions de la fonction vers les reformulations identitaires (l’obligation d’incarnerdes projets, un territoire, etc.).
Voir à cet égard BERNARD H. (1977), op. cit. ; BAUDELLE G. (1984), op. cit. ; BAUDELLE G., « Villeneuve d’Ascq, ville nouvelle pionnière », Pouvoirs Locaux, n°60, 2004, pp. 71-74. Cet article reprend en partie l’approche développée dans sa thèse. Voir également, Ecole d’Architecture de Normandie, SGAR de Haute-Normandie, Groupe d’Etudes et de Programmation de la DDE de la Seine-Maritime, Plan Urbain, Territorialisation, surlocalisation et jeux d’acteurs : le cas de l’agglomération rouennaise, Ministère de l’Equipement, du Logement, de l’Aménagement du Territoire et des Transports, novembre 1989, Rapport définitif + 2 vol. annexes (Aménagement et jeux d’acteurs en Basse Seine : Analyse des jeux croisés entre élus locaux et pouvoir institutionnel central à partir de deux monographies sur l’opération « Saint-Sever » et « Le Vaudreuil
ville-nouvelle »), n. p.
RABILLOUD S., « L’Isle d’Abeau ou le blocage de la construction politique de l’agglomération »,
in VADELORGE L. (dir.), op. cit., 2005, pp. 339-358 ; RABILLOUD S., SCHERRER F., « L’Isle d’Abeau :
la difficile naissance politique de l’agglomération », Pouvoirs Locaux, n°60, 2004, pp. 52-58. Voir également nos interventions dans les tables rondes n°2 : « La ville nouvelle, un développement parfaitement maîtrisé ? » et n°3 : « Le débat politique, de la gestion administrée de la ville nouvelle à la gouvernance urbaine », de la journée d’étude organisée par le CERTU le 26 septembre 2002. CERTU, Quelle appropriation des Villes Nouvelles par les acteurs locaux ?, Diagnostic de territoires et systèmes d’acteurs, cahier n°5, Lyon, CERTU, 2003, 79 p. Les recherches de J.-D. Gladieu développent une problématique identique sur la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines. GLADIEU J.-D., « Les conséquences de la loi Rocard sur le fonctionnement de l’intercommunalité à
Saint-Quentin-en-Yvelines », in VADELORGE L. (dir.), op. cit., 2005, pp. 297-316 ; GLADIEU J.-D.,
« Saint-Quentin-en-Yvelines : le dur apprentissage de l’intercommunalité », Ethnologie Française, n°32,
janvier 2003, pp. 59-67. Sur la ville nouvelle du Vaudreuil, voir GAY F., BUSSI M., « Val-de-Rueil : le jeu des pouvoirs locaux et l’évolution d’une ville nouvelle », Pouvoirs Locaux, n°60, 2004, pp. 64-70.
Ces traumatismes proviennent essentiellement des relations conflictuelles entre le SAN et les communes périphériques, des problèmes financiers et fiscaux du SAN, de la préemption des terres, de la limitation de l’autonomie communale, des retraits successifs de plusieurs communes du périmètre « ville nouvelle »,
de l’ambivalence de la position historique des grands partenaires comme le département de l’Isère et la communauté urbaine de Lyon, (…). Pour plus de précisions, voir RABILLOUD S., SCHERRER F. (2004), op. cit.
Voir également PLANCHET P., « La géographie communautaire », in BROUANT J.-P., LEBRETON J.-P. (dir.), op. cit., pp. 38-52. Cet article retrace les derniers avatars de la construction politique de l’agglomération Nord-Isère. En revanche, il n’apporte aucun argument permettant de comprendre les raisons profondes du blocage actuel. L’analyse s’enferre dans une lecture institutionnaliste des appareillages territoriaux en occultant de surcroît
le processus incrémental qui est en train de se construire derrière le blocage politique de l’agglomération.
DOUILLET A.-C., FAURE A., VANIER M., « L’Isle d’Abeau ou la ville nouvelle malgré tout,
quelques réflexions sur le traumatisme territorial en politique », in CHALAS Y. (dir.), op. cit., pp. 105-151.