A travers ce panorama des travaux scientifiques sur les villes nouvelles, nous avons souligné les approches privilégiées pour analyser cet objet complexe. A l’issue de cet examen, nous constatons que la plupart des recherches ont plutôt appréhendé l’objet « ville nouvelle » que le projet « ville nouvelle ». Seuls les travaux de S. Ostrowetsky (1983) ont effectué ce glissement de perspective d’analyse 295 . Or, loin d’un simple effet rhétorique, cette perspective de recherche permet d’aborder un questionnement de plus grande ampleur sur les visées et les méthodes de l’intervention publique sur le territoire.
Premièrement, en inscrivant explicitement notre thèse dans cette perspective d’analyse, que D. Béhar et P. Estebe (2002) ont également prônée dans la conclusion de leur revue de littérature consacrée aux villes nouvelles franciliennes 296 , la grille de lecture ici développée revient à s’éloigner d’une approche centrée sur l’objet ou la catégorie « villes nouvelles », dont la pertinence en terme de fonctionnement territorial ne signifie plus grand chose à l’heure actuelle, et ce d’autant plus qu’il est mis fin à leur statut spécifique d’OIN. Elle développe au contraire un mode d’intelligibilité qui place le projet « ville nouvelle » au centre des préoccupations dans l’objectif de contribuer à une meilleure compréhension des modes d’intervention publique sur le territoire.
Deuxièmement, inscrire notre thèse dans cette perspective d’analyse signifie que nous retenons en partie l’approche développée par S. Ostrowetsky. Il convient ici d’en rappeler les principaux postulats de manière à rendre compte de ces « prémisses théoriques » qui structurent l’ossature de notre recherche, même si l’outillage théorique et méthodologique sera ensuite complété par la mobilisation de travaux en relation plus étroite avec la problématique qui nous intéresse.
L’intérêt majeur de son approche est d’avoir abordé le projet « villes nouvelles » en analysant le SDAU de la région parisienne comme « un texte doté de son efficace propre », c’est-à-dire comme un programme d’action. En décrivant les rapports pragmatiques entre le langage et l’action dans le discours du SDAURP, S. Ostrowetsky distingue trois niveaux dans l’acte planificateur :
Les deux premiers niveaux caractérisent ce que S. Ostrowetsky nomme « l’acte référentiel » ; le troisième détermine « l’espace référentiel ». Ces deux dimensions de l’acte planificateur nous paraissent très proches de celles qui composent, selon P. Müller, le référentiel de toute action publique : la dimension du pouvoir, et la dimension cognitive et symbolique (i.e. la dimension intellectuelle), soit l’agir et l’image 297 . L’approche de S. Ostrowetsky rejoint également celle de P. Müller sur l’articulation de ces deux dimensions. Pour S. Ostrowetsky, « l’acte référentiel » et « l’espace référentiel » de la planification urbaine sont intimement liés. Ils entretiennent des rapports étroits par un jeu de « déterminations productives » 298 . Pour P. Müller, le champ du pouvoir et le champ cognitif sont également fortement corrélés. Il définit leur articulation comme une transaction permanente qui se fait grâce à la présence d’acteurs spécifiques, les médiateurs.
La corrélation entre la démarche heuristique de S. Ostrowetsky et celle de P. Müller conduit ici à reconsidérer la planification urbaine comme un mode d’action publique combinant, grâce à la présence d’un groupe d’acteurs spécifiques, deux dimensions essentielles : la dimension intellectuelle qui renvoie au processus de construction d’un ensemble de normes et de valeurs autour desquelles s’organise l’action urbaine ; et la dimension du pouvoir qui renvoie à la capacité à agir, au pouvoir de faire.
Troisièmement, considérer la planification urbaine comme un mode d’action publique et l’analyser en tant que tel, demande la mise en œuvre d’un nouveau regard, car la recherche en aménagement et en urbanisme ne fournit pas de théorie élaborée et guère de catégories opératoires. Pour autant, voire à plus fortes raisons, il est impossible de se dispenser d’outils théoriques et méthodologiques à partir desquels construire questionnement, exploration et analyse. Dans ces conditions, la tâche consiste à retenir l’outillage théorique et à élaborer le dispositif méthodologique. Le recours aux sciences de l’action et aux modèles d’analyse du fonctionnement de l’action publique est au cœur de cet outillage. Ce courant d’analyse nous permet en effet de traiter des ruptures et des continuités entre le SDAU et le projet de territoire, par un découpage en différentes variables :
les arènes d’acteurs qui interagissent dans leurs phases de conception et de mise en œuvre ;
les ressources mobilisées par ces acteurs pour faire valoir leurs intérêts respectifs et défendre leurs positions ;
l’influence des règles institutionnelles sur le comportement de ces acteurs et sur le contenu substantiel du SDAU et du projet de territoire.
En revanche, ces deux dispositifs sont des systèmes d’action éminemment territorialisés (J.-G. Padioleau, 2000). A ce titre, le recours aux sciences de l’espace, et notamment aux analyses de la géographie sociale et du courant dit de la « géographie des représentations », est indispensable pour observer et saisir pleinement leur imbrication et articulation territoriale.L’analyse du SDAU de la ville nouvelle et du projet de territoire Nord-Isère se situe donc à la croisée des sciences de l’action et des sciences de l’espace (Chapitre 3).
OSTROWETSKY S, (1983), op. cit. ; Nos premiers travaux sur la ville nouvelle de L’Isle d’Abeau s’inscrivent notamment dans cette perspective de recherche : RABILLOUD S., « La ville nouvelle de L’Isle d’Abeau :
quel référentiel pour l’action publique locale ? », in VADELORGE L. (dir.), op. cit., 2004, pp. 131-146 ; RABILLOUD S., « L’Isle d’Abeau ou l’itinerrance d’un territoire. Du projet à l’opération et l’opération au projet : les permanences de la planification », in CERTU, op. cit., pp. 34-37.
Pour ces auteurs, c’est bien à une interrogation à cette échelle là qu’invite leur travail de capitalisation bibliographique : « Au-delà d’un objet ou d’une catégorie, quels sont les référentiels d’action publique qui l’ont promu ? En quoi ces référentiels et méthodes ont-ils pu s’adapter aux évolutions régionales ? Sont-ils encore, d’une manière ou d’une autre, valables ? Autrement dit, ce sont les visées et les méthodes de l’intervention publique sur le territoire métropolitain qu’il faut aujourd’hui aborder ». BEHAR D., ESTEBE P., GONNARD S. (2002), op. cit., pp. 48-49.
MULLER P. (2000), op. cit., p. 60.
Ibidem.