Les chapitres précédents ont établi un certain nombre de constats qui nous amènent à reconsidérer la planification urbaine comme un mode d’action publique. Mais, si cette approche constitue une des motivations de cette thèse, car elle est à même de révéler les ruptures et les continuités entre le système « traditionnel » de la planification reposant essentiellement sur la procédure de schéma directeur, et la démarche de projet de territoire, elle en fonde aussi la principale difficulté. La construction d’un dispositif méthodologique devient dès lors un enjeu à part entière de la recherche.
Ce chapitre présente de manière succincte l’outillage théorique retenu. Considérer la planification urbaine comme un mode d’action publique implique d’opérer des déplacements méthodologiques en regard des analyses habituellement développées dans l’étude de la planification et peu adaptées à ce type d’approche. Notre démarche intellectuelle s’inscrit notamment dans le cadre de l’analyse de l’action publique, dans la mesure où elle vise à comprendre les modes opératoires ou la logique de la planification urbaine, entendue comme un mode d’action publique, en reconstruisant les hypothèses sur lesquellesles collectivités publiques se fondent (parfois implicitement) pour résoudre les problèmes publics. Dans cette perspective, l’analyse de l’action publique est mobilisée non comme un révélateur d’un fonctionnement général du système politique, mais comme un guide d’investigation, un moyen, permettant de poser des questions et de fournir des outils conceptuels.
Notre ambition consiste en réalité à utiliser l’analyse de l’action publique appliquée à un objet qui ne l’a pas été jusque là pour contester un certain nombre d’idées, souvent élevées en postulats, selon lesquels la planification urbaine serait en renouvellement permanent aussi bien en terme de conception que de mise en œuvre. Selon nous, la planification a un rôle précis et surtout stable dans la conduite de l’action publique urbaine. Dans cette perspective, l’attention sera essentiellement focalisée sur la mise en évidence de permanences, de règles générales de fonctionnement propres à la planification urbaine.
En considérant la planification comme un mode d’action publique, nous faisons tout d’abord l’hypothèse que le SDAU et le projet de territoire ne correspondent plus à de simples objets externes techniques, généraux, fort bien traduits par l’image de la « boîte à outils » du management public technocratique 299 . D’objets, les outils deviennent des plans d’action, ceux-ci étant entendus, dans les termes de l’analyse des politiques publiques, comme « l’ensemble des décisions de planification considérées comme nécessaires à la production coordonnée et ciblée de prestations administratives » 300 . Les plans d’action fixent donc des priorités pour la production des actes concrets et pour l’allocation des ressources nécessaires à ces décisions et activités administratives. Ainsi, en tant qu’étape d’exécution intermédiaire entre le programme de la ville nouvelle de L’Isle d’Abeau et les actes de mise en œuvre, le SDAU approuvé en 1978 et le projet de territoire de 2003 doivent être considérés comme de véritables instruments de pilotage qui s’inscrivent dans des systèmes d’action riches de problèmes.
L’étude de ces systèmes d’action au travers de l’analyse des politiques publiques renvoie pour l’essentiel à l’existence d’interactions entre acteurs publics et acteurs sociaux dès lors que ces derniers sont associés ou consultés dans l’élaboration du schéma directeur et du projet de territoire. Mais, si le recours à l’analyse de politiques publiques nous permet de saisir le contenu et la forme de ces interactions, et donc d’appréhender les modes opératoires ou la logique de la planification urbaine en tant que mode d’action publique, une telle approche doit être mise en perspective avec les apports de la géographie sociale et du courant dit de la « géographie des représentations »(G. Di Méo, 1995, 1998, 2000 ; J. Lévy, 1994, 1999 ; M. Lussault, 1996, 1998 ; L. Marin, 1993 ; X. Piolle, 1991 ; J.-L. Piveteau, 1995 ; E.-W. Soja, 1989 ; M. Vanier, 1997, 2001 ; A. Vant, 1981 pour ne citer que ceux là).
Le schéma directeur et le projet de territoire sont en effet des procédures éminemment territorialisées : ils relèvent d’une construction socio-spatiale, d’une projection plus ou moins conscientisée dans l’espace et dans le temps, d’une intention collective plus ou moins globalisée. Analyser la territorialisation de ces plans d’action implique de centrer l’attention sur les différents milieux d’acteurs sollicités qui parlent avant tout d’un lieu, d’un territoire, et sur les institutions qui renvoient aussi à une géographie.
Dans le cas de la ville nouvelle de L’Isle d’Abeau, l’observation de la gouvernance de l’articulation entre attentes locales et objectifs exogènes défendus essentiellement par l’Etat sera particulièrement prometteuse. Quel est le personnel, politique, technique ou professionnel, qui s’investit dans le travail d’articulation, qui formule et met en œuvre le SDAU et le projet de territoire ? S’agit-il de systèmes d’action ouverts ou fermés à certains espaces, à certains groupes d’acteurs ? S’agit-il de systèmes d’action hiérarchiques, au fonctionnement pyramidal, ou de systèmes plus réticulés, qui trouvent des relais là où existent des possibilités et des disponibilités ? Nous pressentons ici que le SDAU et le projet de territoire ne sont pas seulement des instruments de pilotage de l’action publique urbaine ; ils sont aussi des vecteurs de stratégies de positionnement, sur le terrain du local, de divers pouvoirs, chacun désirant consolider ses propres intérêts (politiques et/ou territoriaux). Le recours à l’observation concrète, socio-géographique, consiste justement à montrer au service de quelles stratégies de territorialisation ils sont requis.
Partant de ces prémices, nous situons donc l’analyse de la planification urbaine à la croisée des sciences de l’action et des sciences de l’espace ; les travaux de recherche portant sur le fonctionnement de l’action publique de même que ceux éclairant les mécanismes de sa territorialisation, à partir des apports de la géographie sociale et du courant dit de la « géographie des représentations », étant mobilisés dans notre thèse comme une armature méthodologique centrale. Cette approche croisée permet d’aborder la question des ruptures et des continuités entre le SDAU et le projet de territoire en écartant tant les réductions de l’analyse de l’action publique qui occultent la territorialité de ces deux dispositifs en se cantonnant spécifiquement à des analyses actorielles et procédurales, que les confinements de la géographie dans l’espace matériel et l’oubli du politique.
Ce chapitre s’articule autour de trois grandes parties. La première partie présente de manière succincte le cadre théorique général dans lequel s’inscrit notre analyse du SDAU de la ville nouvelle et du projet de territoire Nord-Isère. Nous y exposons notamment les raisons et l’usage du recours à l’analyse du fonctionnement de l’action publique ainsi que les apports heuristiques de la « géographie des représentations ». Il s’agit ici de positionner la recherche et de clarifier le champ étudié en focalisant spécifiquement l’analyse sur les interactions entre les acteurs publics et les acteurs sociaux impliqués dans les procédures de schéma directeur et de projet de territoire.
Une autre manière de positionner la recherche consiste à déterminer le périmètre de l’exploration. Le schéma directeur et le projet de territoire sont en réalité des processus constitués de plusieurs phases 301 . Cette recherche ne s’intéresse pas à l’ensemble des phases mais uniquement à celles définies comme les phases de « conception » et de « mise en œuvre ». Notre analyse ne porte pas non plus sur la prise de décision proprement dite, car elle n’est pas la plus importante dans les différentes phases du schéma directeur et du projet de territoire. En effet, les principaux acteurs de la décision ont été préalablement désignés, associés, voire consultés pour leur élaboration et leur mise en œuvre.
La deuxième partie de ce chapitre est précisément consacrée à la définition des concepts nécessaires pour traiter des ruptures et des continuités entre le SDAU de la ville nouvelle et le projet de territoire. Les acteurs, les ressources etles règles institutionnelles constituent les trois concepts clés de notre analyse. C’est notamment à partir de ces trois éléments de base que nous définirons les phases de conception et de mise en œuvre de ces deux dispositifs.
Plus précisément, nous postulons que leur contenu substantiel de même que les modalités procédurales de leur conception et de leur mise en œuvre (variables à expliquer) résultent d’interactions répétées entre différents acteurs (variables explicatives), pour la plupart publics, auxquels sont associés de manière plus ou moins continue et selon des dispositifs réglementaires spécifiques, les acteurs sociaux. Le « jeu » de ces acteurs dépend quant à lui des ressources qu’ils parviennent à mobiliser pour faire valoir leurs valeurs et leurs intérêts et pour défendre leurs positions. Ce jeu peut porter aussi bien sur le contenu substantiel du SDAU et du projet de territoire que sur les modalités procédurales et organisationnelles de leur formulation et de leur mise en œuvre. En revanche, il est bien évident que les acteurs doivent tenir compte des contraintes et des opportunités constituées par les règles institutionnelles en vigueur. Celles-ci conditionnent directement l’accès d’un acteur à l’arène du plan d’action d’une part, et aux ressources d’action mobilisables d’autre part. Autrement dit, les règles institutionnelles limitent de fait l’étendue de l’arène.
Enfin, la troisième partie présente les implications d’une démarche compréhensive sur les choix méthodologiques et sur l’enquête, la priorité à la description « narrative » et dynamique, les critères de choix des études de cas et leur présentation sommaire, ainsi que le type de corpus recueilli et mobilisé.
En définitive, ce chapitre poursuit deux objectifs clés : construire un cadre méthodologique pour appréhender les ruptures et les continuités entre le système « traditionnel » de planification fondé sur la procédure de schéma directeur et la démarche de projet ; rendre compte des modes de raisonnement, outils théoriques et conceptuels dans le cadre desquels vont s’opérer l’analyse et avec lesquels le SDAU de la ville nouvelle et le projet de territoire seront décrits.
Voir à cet égard PADIOLEAU J.-G. (2000), op. cit., p. 116.
KNOEPFEL P., LARRUE C., VARONE F., op. cit., p. 226.
J.-G. Padioleau et R. Demesteere (1991) distinguent notamment l’organisation de la démarche, la radiographie de l’environnement, la sélection des problèmes clefs, la formulation des missions, l’analyse interne et externe,
la définition des buts, objectifs et stratégies, le plan d’action, la mise en œuvre, et le contrôle-évaluation.