Une approche par les interactions entre acteurs publics et société

Inscrire la planification urbaine dans le cadre théorique de l’analyse du fonctionnement de l’action publique, c’est d’abord signifier que l’on centre l’attention sur les activités de conception et de mise en œuvre du schéma directeur et du projet de territoire pour appréhender leur logique d’action. Ce type d’analyse conduit à s’intéresser aux acteurs impliqués et à leurs modalités d’interactions. Elle implique notamment de souscrire à deux propositions. Premièrement, « les espaces d’action se composent d’acteurs qui pensent même s’ils n’ont pas toutes les données ; qui ont des intentions même s’ils ne parviennent pas toujours, loin de là, à leurs fins ; qui sont capables de choix, ne serait-ce qu’intuitivement ; et qui peuvent s’ajuster intelligemment à une situation, ou du moins à la cognition (perception) qu’ils en ont et déployer leur action en conséquence » 304 . Deuxièmement, il faut considérer que les décisions prises ont un sens parce qu’elles visent à résoudre un problème que l’acteur 305 se pose dans un cadre d’action concret dont les caractéristiques sont intégrées dans les logiques d’action.

Ces propositions impliquent tout d’abord de reconnaître l’intentionnalité de l’action. Dans cette perspective, c’est le sens que les acteurs donnent à leurs actions qu’il importe alors de comprendre. Cela revient à nous engager dans un processus interprétatif de reconstruction de la rationalité de l’acteur, i.e. « les modes de pensée qui sous-tendent les modalités de ces actions et les rendent significatives » 306 . Comment, alors, ce schème d’intelligibilité procède-t-il pour reconstruire ces modes de pensée et donc d’agir ?

Il considère d’abord que l’intentionnalité de l’action ne peut être réduite à un déterminisme social, culturel ou structurel. Ainsi que l’ont largement démontré les travaux empiriques menés par la sociologie des organisations, l’acteur dispose toujours d’une marge d’autonomie qui interdit de comprendre l’action comme une interprétation stricte de normes, de rôles ou de fonctions (M. Crozier, E. Friedberg, 1977, R. Boudon, 1979 307 ). Même si les théories de l’action reconnaissent ces variables, le postulat fondateur d’intentionnalité a pour conséquence de limiter leur poids dans l’analyse.

Le deuxième point important tient dans le concept de rationalité limitée de J.-G. March et H.-A. Simon (1965). Ces deux auteurs montrent que les logiques d’action ne peuvent pas être réduites à leur seule dimension instrumentale et utilitariste 308 , même si elles l’incluent toujours. Ce concept conduit au contraire à insister sur le caractère limité de la connaissance qu’un acteur peut avoir de son environnement, des alternatives d’actions possibles et de leurs conséquences. Non seulement les possibilités d’action et leurs conséquences sont découvertes de façon séquentielle et par tâtonnement, c’est-à-dire au fur et à mesure de l’action, mais en plus les objectifs eux-mêmes évoluent dans le cours de l’action.

Mais, troisièmement, cette rationalité limitée n’empêche pas que l’acteur, disposant toujours d’une marche de liberté, peut élaborer des stratégies. Par stratégie, il faut entendre des comportements référables à des fins (J.-M. Berthelot, 1990) 309 et, par capacité stratégique, l’aptitude à élaborer des répertoires d’action possibles et probables (J.-G. Padioleau, 1986) 310 .

Par ailleurs, même si nous récusons un déterminisme social, culturel ou fonctionnel étroit, il n’en reste pas moins que les stratégies élaborées, i.e. les comportements adoptés en regard des fins visées, ne relèvent pas d’un libre arbitre total. Cela amène au quatrième point important pour reconstruire les logiques d’action, à savoir le postulat selon lequel la rationalité est non seulement limitée mais elle est également située (E. Friedberg, 1993) 311 . Autrement dit, l’action est soumise à des conditions d’exercice et s’inscrit toujours dans un champ d’action qui définit plus ou moins un système de contraintes et de ressources. Cela signifie que l’intelligence des actions suppose aussi une analyse des contextes dans lesquels elles se déroulent et une connaissance des éléments de la situation dans laquelle prend sens l’intentionnalité (J.-M. Berthelot, 1990, R. Boudon, 1979).

Parmi les caractéristiques de la situation, la sociologie de l’action amène à prêter une attention particulière aux éléments d’incertitude 312 . J.-G. Padioleau met notamment en évidence la « nature stochastique » 313 de l’activité sociale, c’est-à-dire son caractère imprévisible et aléatoire. Cette caractéristique a des implications immédiates sur la manière d’appréhender la capacité stratégique qui va alors « s’opérer dans les zones d’incertitude, là ou ego et alter ne sont pas certains d’avoir prévu toute la variété des états possibles et probables des acteurs ou des objets du système d’action » 314 .

La question de l’incertitude est fondamentale parce qu’elle pèse lourdement sur les choix d’action. D’une part, elle joue sur la manière de définir les problèmes. Or, « en définissant les problèmes, on définit aussi la pertinence des expertises, des savoir-faire et des possibilités d’action » 315 . D’autre part, cela conduit à observer la manière dont l’action est organisée car les processus cognitifs de l’interaction sociale réduisent les phénomènes d’incertitude (J.-G. Padioleau, 1986). Par conséquent, dans ce cadre théorique, une des manières de contrôler et de réduire l’incertitude consiste à organiser des interactions. Partant, la manière d’organiser l’action reflète la perception des problèmes à résoudre.

En résumé, il s’agit, dans ce travail, d’orienter prioritairement la recherche vers l’analyse des problèmes posés dans et par la conception et la mise en œuvre du schéma directeur et du projet de territoire, de voir comment ils sont définis et résolus, ou non, par les acteurs. S’intéresser aux problèmes, c’est regarder d’une part, comment les acteurs posent les problèmes, dans quel contexte ils interviennent, quelles représentations ils ont de la situation dans et sur laquelle ils agissent et qu’ils intègrent dans leur action. D’autre part, s’intéresser aux problèmes, c’est aussi comprendre comment ils sont pris en charge en focalisant l’attention sur les ressources cognitives mobilisées et sur la manière dont sont organisées les interactions en identifiant les réseaux d’acteurs concrètement impliqués dans l’action ainsi que les dispositifs organisationnels mis en place pour conduire l’action. Il s’agit à la fois de les interpréter comme une réponse aux problèmes et d’y identifier les mécanismes empiriques à travers lesquels est construite la coopération. Enfin, la démarche ainsi sous-tendue par le paradigme actionniste explique les fondements d’une posture empirique, compréhensive et inductive 316 .

Notes
304.

FRIEDBERG E., Le pouvoir et la règle, dynamiques de l’action organisée, Paris, Seuil, 1993, p. 197.

305.

Rappelons qu’en sciences sociales, « l’acteur » est avant tout un concept construit à partir de celui d’action.

306.

PADIOLEAU J.-G., L’Ordre social : principes d’analyse sociologique, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 106.

307.

BOUDON R., La logique du social : introduction à l’analyse sociologique, Paris, Hachette, 1979, 275 p.

308.

C’est-à-dire à l’atteinte d’un objectif défini ex ante grâce au choix réfléchi et à la réalisation parfaite de la meilleure alternative d’action possible. Les acteurs sont en partie calculateurs et intéressés par la satisfaction
de besoins personnels et en partie orientés vers la défense et la promotion de valeurs collectives.

309.

BERTHELOT J.-M., L’intelligence du social. Le pluralisme explicatif en sociologie, Paris, PUF, 1990, 249 p.

310.

PADIOLEAU J.-G., L’Ordre social : principes d’analyse sociologique, Paris, L’Harmattan, 1986, 222 p.

311.

FRIEDBERG E. (1993), op. cit., p. 211. Dans cette perspective, nous interprétons les activités individuelles et collectives en fonction des raisonnements et anticipations propres à des calculs stratégiques et, parallèlement, en fonction de l’ignorance ou de l’intuition des acteurs, de leurs émotions ou sentiments, ou encore du poids
de facteurs historiques.

312.

Voir à cet égard, THOENIG J.-C., « De l’incertitude en gestion territoriale », Politiques et Management public, vol. 13, n°3, septembre 1995.

313.

PADIOLEAU J.-G. (1986), op. cit., pp. 59-63.

314.

Ibidem, p. 62.

315.

FRIEDBERG (1993), op. cit., p. 119.

316.

Les implications méthodologiques du paradigme actionniste seront davantage développées dans la troisième partie de ce chapitre.