Pour comprendre la véritable nature des interactions entre les acteurs publics impliqués dans les phases de conception et de mise en œuvre du SDAU et du projet de territoire, il est utile de recourir aux travaux de la géographie sociale, et en particulier ceux de la « géographie des représentations ». Le schéma directeur et le projet de territoire sont en effet des procédures fortement empreintes d’idéologie territoriale, de pouvoir et d’organisation politique. Ils relèvent avant tout d’une construction socio-spatiale, d’une projection plus ou moins conscientisée dans l’espace et dans le temps, d’une intention collective plus ou moins globalisée. Leur conception et leur mise en œuvre mettent en scène des acteurs - essentiellement publics -, qui sont investis à la fois dans un champ social porteur de sens et dans un champ géographique spécifique et non exclusif. Cette réciprocité suppose des pratiques, des représentations et des apprentissages collectifs. Elle nous renvoie d’une certaine manière aux logiques et stratégies des acteurs, à la multidimensionnalité de leurvécu territorial fait de rapports intimes, réels ou imaginaires avec les lieux, rapports enrichis par leurs expériences, par leurs apprentissages sociaux et spatiaux 317 .
L’approche par la « géographie des représentations » nous met justement à disposition un cadre cognitif qui assure de penser la relation entre territoire et action publique. Pour comprendre ce rapport, la formulation d’une série d’hypothèses fondatrices est nécessaire : elles donnent au récit (i.e. l’énoncé) et à l’image une place essentielle qui permet de dépasser le seul champ de l’analyse des politiques territoriales et de soumettre au passage une approche des rapports pratiques des individus au territoire 318 ; territoire que nous ne réduirons pas, bien entendu, à sa part matérielle. En revanche, dans notre perspective, si le récit et l’image vont évidemment de paire, le SDAU et le projet de territoire mettent avant tout en scène le récit. L’image joue bien entendu un rôle fondamental, mais de moindre importance en regard de ce qui est mis en évidence dans la « géographie des représentations ».
Nous nous intéresserons par conséquent essentiellement aux énoncés produits par les acteurs publics dans le schéma directeur et le projet de territoire et à leur performativité effective. Dans cette perspective, les énoncés ne relèvent pas seulement du domaine du constatif (i.e. le mode qui enregistre un état du monde), mais aussi de celui des performatifs, qui ajoutent au monde un état 319 . Nous rejoignons ici l’approche développée par S. Ostrowetsky 320 pour analyser le SDAU de la région parisienne. Le mot performatif est notamment employé dans une acception large, pour indiquer qu’il faut considérer toute énonciation comme un agir social suivi d’effets ; ceux-ci, variables, permettant d’évaluer la performativité de celle-là. Ce postulat fondamental, partagé par la plupart des chercheurs travaillant sur le matériau représentationnel, permet de souligner que l’énonciation excède le seul cadre linguistique : « tout acte linguistique est aussi toujours-déjà acte social et, donc, recèle une territorialité » 321 . Ainsi,les énoncés du SDAU et du projet de territoire, qui tracent la politique urbaine à conduire, doivent être considérés comme de véritables pratiques territoriales, à la fois un dire et un faire qui forment et transforment le territoire 322 .
Insister sur les langages de l’action, qui s’affirment comme des outils de celle-ci en même temps que des vecteurs de la mise en scène de la relation de l’individu au territoire, permet ici de déborder l’analyse classique des politiques publiques urbaines. Par le truchement de la performativité effective, à l’aide des instruments disponibles pour ce faire – les récits, les figures qui émanent notamment du cours de la pratique elle-même –, tout acteur, qu’il soit public ou social, en agissant, produit et s’approprie la territorialité, la configure idéologiquement et physiquement, notamment en « projetant de la pensée » dans la forme matérielle.
Le SDAU et le projet de territoire impliquent de fait « un procès productif intentionnel de territorialité, idéelle et matérielle » 323 . Ils instaurent en effet une double relation complexe de l’instance politique à son territoire légitime d’action puisqu’ils définissent un rapport à la fois à ce qui existe déjà, qui n’est pas réductible à la seule matérialité d’une étendue mais doit tenir compte des fondements de l’image territoriale locale, et à ce qui devra exister, là encore au double plan de l’infrastructure matérielle et de la superstructure idéelle. L’analyse de tels objets par la « géographie des représentations » permet dès lors d’appréhender cette dialectique idéel/matériel et donc de comprendre leur conception et leur mise en œuvre en fonction du jeu dialogique du récit et des figures énoncés par les protagonistes institutionnels de l’action publique urbaine (i.e. ceux qui s’estiment porteurs de la parole légitime autorisée), et de leur praxis.
Sur la base de cet outillage théorique, reste à préciser ce qui est ici entendu par la « conception » et la « mise en œuvre » du schéma directeur et du projet de territoire, et à construire la grille d’analyse pour traiter des ruptures et des continuités entre ces deux dispositifs.
Voir à cet égard RAFFESTIN C., « Ecogenèse territoriale et territorialité », in AURIAC F., BRUNET R. (dir.), Espaces, Jeux et Enjeux, Paris, Fayard, 1986, pp. 175-185 ; DI MEO G., Géographie sociale et territoires, Paris, Nathan Université, 1998, pp. 273-280 ; LEVY J., Le tournant géographique. Penser l’espace pour lire le monde, Paris, Belin, 1999, 399 p.
Voir notamment, MARIN L., Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, 1993, 265 p.
AUSTIN J.-L., Quand dire, c’est faire, trad. Française, Paris, Le Seuil, 1970.
OSTROWETSKY S. (1983), op. cit.
LUSSAULT M. (1998), op. cit., p. 46.
En revanche, il est bien évident que les positions sociales des locuteurs importent beaucoup : toute pratique
se déploie en effet au sein d’un champ de forces structurées et hiérarchisées. Un maire, par exemple, ne joue pas la même partition qu’un service de l’Etat dans l’élaboration du schéma directeur ou du projet de territoire,
lors desquels des enjeux de pouvoir existent et contribuent à fixer les stratégies des uns et des autres.
Voir à cet égard, OSTROWETSKY S. (1983), op. cit. ; Concernant l’analyse du projet urbain, voir LUSSAULT M., « Un monde parfait : des dimensions utopiques du projet urbanistique contemporain », in EVENO E. (dir.),
Utopies urbaines, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, Collection Villes et Territoires, n°11, 1998, pp. 151-178.