4.2.1.2. Les figures de l’imaginaire planificateur : équilibre, « ville à la campagne », cohérence

Les objectifs retenus renvoient respectivement à un certain nombre de figures de base qu’il convient d’analyser, car elles structurent les agendas des politiques en influant directement sur la distribution des ressources.Dans cette partie, nous expliciterons les figures qui nous semblent les plus importantes dans le discours, sans prétendre à l’exhaustivité, le but étant de les comparer avec celles qui ont été utilisées dans le projet de territoire Nord-Isère.

Le SDAU s’appuie avant tout sur des évaluations prédictives, sur des réalités chiffrées pour justifier le projet de ville nouvelle. Affirmations « constatives », évaluations normatives qu’il ne nous appartient pas de juger vraies ou fausses. Notre objectif est en effet radicalement différent quant à l’analyse du contenu. Ce n’est pas en terme de vérification ou de critique des orientations ou des objectifs que nous engageons notre propre analyse. Souvent qualifié d’irréaliste quant à ses propositions, de leurre idéologique quant à son contenu, le SDAU n’en demeure pas moins un document « performatif » pour citer S. Ostrowetsky (1983) ou M. Lussault (1998) : « il constitue un acte social et politique avant d’être un texte, voire un contenu ». Dans cette perspective, l’analyse des figures utilisées et des cadres de référence qui structurent la pensée des planificateurs révèlera notamment la relation praxique qu’ils peuvent avoir avec le territoire.

Tout en légitimant son action par les besoins sociaux, le SDAU manifeste tout d’abord une volonté de « re-créer » la ville. Ce qui va primer dès lors, c’est non seulement une connaissance du futur (quantifié de « l’horizon 1985 et 2000 ») mais aussi du passé ; et ce dans le but de « récupérer une essence : la ville, un sens : l’urbain » 432 . La figure de l’équilibre y est notamment conservée, voire privilégiée, à la fois au niveau de la division fonctionnelle de la ville et de son organisation interne.

La figure de la « ville à la campagne » qui traduit la volonté d’équilibrer l’urbain et le rural est le schéma conceptuel fondamental du SDAU 433 . Cette figure définit notamment l’ensemble de l’organisation urbaine de la ville nouvelle. Dans la recherche d’un « nouveau contrat entre la ville et la campagne » 434 , le site prend une valeur centrale 435  : il légitime et valide le choix de la structure éclatée ou multipolaire de la ville nouvelle 436 . D’une certaine manière, il s’empare de toutes les possibilités urbanistiques. Il dessine le plan, désigne le sens et autorise l’artefact. Il est l’ordonnateur naturel de l’urbanisation nouvelle. L’urbanisation devient dès lors une vaste opération conservatoire, où l’on tente d’associer organisation de l’espace construit en pôles autonomes et préservation de vastes coupures vertes. Il faut signaler par ailleurs que la figure de « la ville à la campagne » est constitutive de l’identité même de L’Isle d’Abeau. Elle est notamment utilisée pour la différencier des autres villes nouvelles.

Le corollaire de cette figure est le risque d’éclatement de l’urbanisation 437 , ce qui redonne à la circulation et donc au transport une place primordiale d’irrigation, d’innervation 438 . Dans cette optique, le réseau routier est organisé de manière hiérarchique selon trois niveaux : un « réseau primaire conçu pour une circulation rapide et continue », un « réseau secondaire (qui) relie le réseau primaire aux grands centres », et un « réseau tertiaire (qui) est constitué par la voirie locale ». La hiérarchie des réseaux autorise la rapidité des longs parcours (modernité) et le respect de la localité (tradition), tout en garantissant la réduction des nuisances du trafic 439 . De même qu’elle offre les choix des déplacements tout en évitant les dangers de la circulation. Elle autorise enfin, du point de vue du mouvement, une performance optimale.

Avec la figure de l’équilibre entre la ville et la campagne, où l’urbain et la nature sont étroitement imbriqués, le dispositif spatial change radicalement. Il ne s’agit plus ici de trame, de géométrie, de grands ensembles collectifs, mais d’un principe d’expansion horizontale qui privilégie la maison individuelle ou le petit collectif (r+3, r+4) 440 . L’organisation urbaine se fonde dès lors sur le concept d’unités urbaines (« fédération de bourgades ») dispersées au sein d’un vaste territoire 441 . On retrouve notamment la hiérarchie à trois niveaux rencontrée pour les déplacements, à savoir : les centres de proximité, les centres secondaires (au nombre de trois) et le centre principal de la ville nouvelle. Chacun de ces centres se distingue par le nombre d’habitants mais aussi par la « rareté » des équipements. L’objectif est à nouveau la diversité et la spécialité 442 .

Enfin, il faut signaler que la figure de l’équilibre se décline également au niveau de l’habitat et de l’emploi 443 . La recherche de l’équilibre activité/emplois est en effet une préoccupation permanente des aménageurs, de même que l’équilibre entre les types d’emploi 444 . A travers cette figure, le développement économique est considéré comme un aboutissement et non pas comme quelque chose de dynamique. Cela contribue notamment à donner une vision apaisée et sereine de la ville nouvelle. La figure de l’équilibre est donc cruciale pour les planificateurs qui l’utiliseront avant tout pour ses vertus sociales et politiques.

La figure de la cohérence est également une figure récurrente dans le SDAU de la ville nouvelle 445 . Parée de vertus réparatrices et bienfaitrices, elle permet de dépasser les inconvénients du « zoning », c’est-à-dire la séparation des fonctions : « travailler », « circuler », « habiter », « se cultiver le corps et l’esprit » 446 . Elle est à la fois un principe d’intelligibilité, d’esthétique, de production voire même de gestion politique. Dans cette perspective, le SDAU n’est pas seulement une tentative de mise en place, mais aussi un moyen de la gestion sociale au sein même du temps de la planification 447 .

La figure de la cohérence idéalise par ailleurs l’image de la ville nouvelle où les effets des frontières internes (notamment entre les niveaux de centralité) sont effacés, où le projet d’ensemble se décline au niveau de chaque partie, et où le projet d’une partie ne crée ni contradiction, ni doublon, ni concurrence avec une autre partie 448 . En fait, chaque élément s’insère dans une logique et ne sert qu’au projet d’ensemble. D’une certaine manière, ce mode rationnel permet de légitimer le discours de la MEAVN puis de l’EPIDA, les organismes chargés de la rédaction du SDAU.

Notes
432.

OSTROWETSKY S. (1983), op. cit., p. 138.

433.

L’Isle d’Abeau, Ville Nouvelle. Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme, op. cit., pp. 23-24. « Aujourd’hui, les citadins recherchent un contact plus étroit avec la nature, dont ils ont trop longtemps été coupés, sans renoncer aux avantages de la ville, dont ils ne peuvent plus se passer. La solution de ce paradoxe, à titre expérimental, justifierait à elle seule la construction de L’Isle d’Abeau. Pour l’approcher, on élaborera le SDAU sur des densités faibles […], une structuration de la ville en petites unités […], quelques points de concentration urbaine plus forte, choisis pour leur accessibilité […], une organisation générale et un système de communication qui permettent à l’ensemble d’être perçu et de fonctionner comme un tout (La Ville) ».

434.

L’Isle d’Abeau, Ville Nouvelle. Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme, op. cit., p. 14, 23, et 31.

435.

Ibidem, p. 43. « Les dispositions du site sont favorables à la réussite de cette expérience d’intégration fine entre ville et campagne que l’on s’est proposé de tenter ».

436.

Ibidem, pp. 30-40 et p. 45. Dans cette optique, les signes urbains s’emparent même de la géographie physique : « c’est notamment par le plateau de L’Isle d’Abeau que le site prend son unité visuelle. Son caractère d’acropole est un élément fédérateur qui offre des possibilités de compositions urbaines très intéressantes et qui rappelle aux habitants qu’ils font partie d’une ville plus importante ».

437.

Ibidem, p. 24 et 31.

438.

Ibidem, pp. 45-55.

439.

Ibidem, p. 66.

440.

Ibidem, pp. 45-55.

441.

L’Isle d’Abeau, Ville Nouvelle. Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme, op. cit., p. 23 et 44.

442.

Ibidem, p. 59. « Cette structure urbaine garantie une plus grande liberté offerte aux citadins. Ainsi mis en place, l’image à long terme du SDAU répond bien à l’objectif fixé, d’établir un « nouveau contrat » entre la ville et la campagne. Selon ses goûts, ses besoins ou « l’humeur du jour », chaque citadin aura le choix de son mode de vie : habitant tout à la fois d’un hameau de 200 habitants, d’un village de 2 500 habitants, d’un bourg de
12 000 habitants, d’une petite ville de 85 000 habitants, d’une cité de 250 000 habitants ou d’une métropole de
2 500 000 habitants. Il pourra recourir aisément au niveau d’urbanité qui lui convient. Il ne s’agit donc pas simplement d’une nouvelle formule d’habitat, qui en remplace une autre, mais d’un élargissement des libertés offertes par l’aménagement global. […] La structure urbaine « par paliers » apparaît donc comme seule susceptible d’assurer la liberté nécessaire au développement des échanges souhaités, tout en réduisant les échanges parasites ».

443.

Ibidem, p. 13 et 65. « L’équilibre Activités/Habitat est relativement facile à contrôler par la programmation des logements. On veillera à ne pas faire de L’Isle d’Abeau une « cité dortoir » même si la demande en logements est très forte, à cause de l’attrait du site, pour des gens qui travaillent à l’extérieur ».

444.

Ibidem. « L’équilibre entre emplois secondaires et tertiaires est plus difficile à contrôler. Cet équilibre n’existe que par une référence à une moyenne (nationale ou autre) : il peut donc supporter des écarts importants ».

445.

Ibidem, p. 21 et pp. 43-44.

446.

Voir à cet égard la Charte d’Athènes.

447.

Voir notamment, OSTROWETSKY S. (1983), op. cit., p. 148.

448.

L’Isle d’Abeau, Ville Nouvelle. Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme, op. cit., p. 31. « Un schéma éclaté, divisé en plusieurs « sous-ensembles » déjà dotés isolément d’une bonne cohérence, est certainement à
la fois plus souple et plus facile à maîtriser qu’un schéma continu ».