2. Les symptômes de la permanence d’arrangements politico-administratifs centralisés et fermés aux acteurs sociaux : le résultat de la stabilité des instruments d’intervention utilisés

L’analyse de la dynamique institutionnelle sous-jacente à la conception du projet de territoire a notamment fait apparaître que cette phase n’était pas plus ouverte à d’autres acteurs publics, privés, voire sociaux, que celle du SDAU de la ville nouvelle. Elle repose en réalité sur une structure politico-administrative traditionnelle qui comprend les administrations des ministères concernés et les acteurs décentralisés (communes). Les collectivités territoriales régionale et départementale sont notamment absentes de l’élaboration du projet de territoire, bien qu’elles participent ensuite à la mise en œuvre des mesures permettant d’atteindre les objectifs prévus.

Il faut également souligner ici que les acteurs sociaux sont écartés de l’élaboration du projet de territoire et certains sont encore absents : nous pensons ici aux milieux économiques eux-mêmes (et non pas ceux qui les représentent) et aux corps intermédiaires de la société. Au total, seules les administrations traditionnelles interviennent pour influencer le comportement des acteurs locaux.

Le maintien des caractéristiques du réseau d’acteurs entre le SDAU et le projet de territoire provient en réalité de la stabilité des instruments d’intervention utilisés et de l’invariabilité des acteurs qui en disposent et les combinent. La phase de conception du projet de territoire se caractérise notamment par deux éléments principaux :

Le recours quasi-exclusif aux instruments coercitifs et incitatifs suscite par ailleurs de fortes proximités institutionnelles entre les acteurs, et génère des externalités d’appartenance. Cette permanence peut certainement expliquer la quasi-absence d’initiatives et d’adaptation des acteurs impliqués en regard de la spécificité même du projet à élaborer. Elle maintient d’une certaine façon les mécanismes d’orientation du projet de territoire dans les limites de la relation entre acteurs institutionnels et acteurs publics locaux. Autrement dit, le contrôle de la régulation instrumentalepermet d’asseoir et de contrôler la régulation interprétative et stratégique du projet comme cela l’avait été pour le SDAU.

  • Deuxième élément de continuité majeur : l’inégale répartition de la ressource cognitive (i.e. l’expertise) entre les acteurs institutionnels qui en ont le monopole et les acteurs sociaux

L’intégration des deux critères précédents (i.e. les types d’instruments d’intervention utilisés et la composition de l’arrangement politico-administratif) permet de pointer l’asymétrie des ressources entre les acteurs, et notamment le non partage de la ressource cognitive entre les acteurs institutionnels et les acteurs sociaux. Si dans le SDAU le monopole de cette ressource est sciemment organisé et repose essentiellement sur la MEAVN puis sur l’EPIDA, il résulte dans le projet de territoire d’une carence des collectivités locales. Ce monopole par défaut 782 a néanmoins les mêmes conséquences : les acteurs locaux ne sont pas dotés de la « boîte à outils » nécessaire à leur implication concrète dans la conception du projet. En même temps, les mécanismes d’appropriation et de création des ressources ne sont pas remis en question ni améliorés. La pluralité de l’expertise territoriale n’est par conséquent toujours pas développée, notamment auprès de la société civile ou associative.

Le monopole de la connaissance détenu par les acteurs institutionnels renforce par ailleurs la distanciation des acteurs sociaux (et parfois même des élus locaux), et maintient la participation dans la recherche de consensus, dont l’issue demeure l’acceptation par le milieu local des valeurs, des visées et des projets de l’Administration. D’une certaine manière, le projet de territoire ne modifie pas les règles de négociation et de décision, et ne permet pas de sortir d’une logique de juxtaposition d’interventions sectorielles. Dans cette perspective, l’inscription des débats se fait dans une discussion des moyens plutôt que dans celle des fins, et leur contenu se cristallise essentiellement autour de questions contingentes par rapport aux objectifs principaux du projet.

En revanche, le partage de la ressource cognitive n’est pas la seule condition nécessaire à la création de nouveaux arrangements politico-administratifs. Les acteurs locaux et notamment les acteurs sociaux doivent pouvoir accéder à la fois à toutes les ressources (comme celles réglementaire et temporelle, i.e. la fixation du calendrier), ainsi qu’aux moyens et espaces d’action (hinterland) que détiennent les acteurs institutionnels. Or, dans le projet de territoire (comme dans le SDAU), les acteurs locaux, et ceci est encore plus vrai pour les acteurs sociaux, voient leur influence orientée et limitée par un ensemble de règles procédurales formelles, ainsi que par des « us et coutumes » (règles informelles), y compris de la culture organisationnelle des différents services et autorités administratifs, qui annihilent toute possibilité de s’opposer aux objectifs envisagés par la structure politico-administrative et toute émergence de nouvelles formes de partenariat et de participation susceptible d’intégrer l’ensemble des acteurs formant l’environnement « social » du projet.

Le second tableau comparatif porte spécifiquement sur la phase de mise en œuvre du SDAU et du Projet de territoire.

Relecture transversale de la phase de mise en œuvre du SDAU et du projet de territoire
  Eléments constitutifs SDAU Projet de territoire
MISE EN OEUVRE 1/ La configuration des arrangements politico-administratifs
2/ L’organisation des moyens
- Arrangements politico-administratifs centralisés (i.e. activité interne à l’administration et à l’EPIDA, et fermée à certains acteurs décentralisés). Arrangements fermés aux acteurs sociaux : société civile et acteurs privés exclus
- Instruments d’intervention utilisés : lesinstruments coercitifs (recours aux ressources juridiques, cognitives et interactives,
i.e. l’organisation) + recours à la ressource temporelle (calendrier de mise en œuvre fixé par l’Etat), et à la ressource consensus (émergence de stratégies de négociation et de compromis "encadrées")
- marges de manœuvres : existence d’accords formels et informels
- Répartition inégale des ressources entre les acteurs : monopole des acteurs institutionnels + aucun échange de ressources possible avec les acteurs sociaux
- Arrangements politico-administratifs centralisés et fermés aux acteurs sociaux ; société civile et acteurs privés exclus
- Instruments d’intervention utilisés : lesinstruments coercitifs (recours aux ressources juridiques, cognitives et interactives,
i.e. l’organisation) + recours à la ressource temporelle (calendrier de mise en œuvre fixé par l’Etat), et à la ressource consensus. Le recours aux processus de négociation et de compromis est ici plus intense que lors de la mise en œuvre du SDAU.
- marges de manœuvres : le projet de territoire est avant tout un outil de négociation, portant notamment sur l’articulation des intérêts généraux et des intérêts particuliers.
- Répartition inégale des ressources entre les acteurs : monopole des acteurs institutionnels + aucun échange de ressources possible avec les acteurs sociaux

Ce tableau comparatif met en évidence, mais ce n’est pas véritablement une surprise au regard de ce que nous avons révélé pour la phase de conception, le fait que la mise en œuvre du projet de territoire ne s’inscrit pas non plus en rupture au regard de la mise en œuvre du SDAU.

Notes
782.

L’EPIDA remplit ici un vide mais ce procédé est somme toute assez symptomatique de ce qui se passe ailleurs. L’exemple de l’agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise qui est maître d’ouvrage de la démarche « Interscot » sur le périmètre de la Région Urbaine Lyonnaise participe de la même logique : aucun de ces territoires « péri-urbains » ne possède l’expertise suffisante ni les connaissances nécessaires pour formuler des réflexions à cette échelle.