Introduction

Le 12 Juin 1985, à la fin des informations télévisées, mon père se tourna vers moi : « Souviens-toi bien de cette date, elle te sera utile à l’avenir ». Quelques années plus tard, je dus en effet apprendre, entre autres dates historiques indispensables pour réussir mon année scolaire, la date de signature du traité d’adhésion de l’Espagne à la CEE. Malgré les efforts que j’avais faits pour suivre les conseils de mon père, cette date ne resta jamais gravée dans ma mémoire. Aujourd’hui encore, lorsque je décide de relater cette anecdote en introduction de ma thèse sur l’Espace Public européen, je dois faire appel à l’Internet pour la retrouver.

Vingt-deux ans se sont écoulés depuis et je garde toujours présents, dans mes souvenirs, la salle à manger, la télévision, la lumière de midi et le ton (celui des moments graves) de la parole de mon père. Comme si la date, au fond, n’était qu’un détail, ou comme si j’avais voulu simplement contredire mon père, ce que l’enfant que j’étais avait retenu n’était pas le nombre qui me permettrait de gagner un point, quelques années plus tard dans un QCM d’histoire-géographie, mais ce qu’il semblait représenter. Et cette représentation s’apparentait probablement à ce qu’écrivait, un mois avant l’adhésion, l’éditorialiste d’El PAIS :

‘« Lorsque l’Europe des douze sera un fait irréversible nous pourrons en effet dire que la transition politique espagnole est enfin passée et que le processus de normalisation politique est terminé » 1 .’

Parmi beaucoup d’autres représentations, l’Europe exprimait donc en 1985 en Espagne, un souhait de démocratie. Mais cette même Europe, cette même année et dans un pays voisin de l’Espagne comme la France pouvait également représenter la concurrence, le travail précaire et la crise économique :

‘« C'est une décision grave, sérieuse, inquiétante que viennent de prendre à Bruxelles les ministres des dix pays de la Communauté européenne et que devraient ratifier les chefs d'Etat et de gouvernement aujourd'hui: l'élargissement de la CEE à l'Espagne et au Portugal » 2 .’

Ces discours ont certainement évolué depuis. Ils se sont probablement rapprochés avec l’adhésion d’autres nouveaux pays qui sont peut-être devenus autant de menaces pour l’Espagne que celle-ci l’avait été pour la France. La «normalisation politique » de l’Espagne aurait-elle eue comme conséquence l’expression dans les médias d’une crainte à l’égard des nouvelles adhésions ? C’est une question à laquelle nous ne répondrons pas, mais qui restera en toile de fond de notre travail. Il est en revanche certain que l’Europe est, en Espagne comme en France, un référent auquel les discours journalistiques rattachent des représentations d’ordre politique, économique et social. C’est à ces représentations que nous nous intéressons dans cette thèse. Nous le faisons à partir d’une problématique qui contient, nous tenons à le préciser, une dimension normative : l’Europe, en tant que référent sur lequel porte un certain nombre de discours publics, est une réalité (géographique, économique, politique…) mais, pour cette même raison, elle n’a pas de sens (elle ne peut pas être communiquée ni donc partagée) tant qu’un certain nombre de représentations ne font pas rentrer ce référent dans une chaîne signifiante. Nous nous demandons dès lors, comment cette chaîne signifiante peut faire l’objet d’un processus de communication politique au moyen duquel, et c’est la partie normative de notre thèse, l’idéal kantien de l’émancipation serait mis en oeuvre.

L’idéal d’émancipation a guidé, depuis les Lumières, le programme de la modernité : l’homme moderne a cherché à se débarrasser des contraintes naturelles, de l’injustice du pouvoir arbitraire et il a cherché à se libérer des contraintes morales liées aux éthiques religieuses de type eschatologique. Il n’y a toutefois rien de moins certain que l’existence d’un tel homme moderne et le triomphe de ces idéaux. Mais ce n’est pas sur des certitudes que se développe une recherche, de même que c’est l’acceptation du doute par opposition à la recherche de la vérité qui distingue le savant et le politique. L’Europe risquerait cependant de devenir une institution où le savant et le politique se mêleraient dans une quête de vérité :

‘« Au niveau européen, les sciences sociales sont appelées à se développer indépendamment de l’énonciation de référents normatifs de bien commun, sinon celui de l’effectivité économique. On peut ainsi émettre l’hypothèse que l’inachèvement politique – et en l’occurrence social – de l’Europe, qui s’exprime notamment à travers l’absence d’articulation politiquement construite entre efficience et équité, a des incidences directes sur la traduction en actes de tout projet de sciences sociales européennes » 3 . ’

Selon cette hypothèse de Benedicte Zimermann, les sciences sociales européennes risquent de s’enfermer dans une quête de l’efficience économique quel que soit le domaine de leur recherche (efficacité dans la distribution des biens, dans l’intégration sociale de populations culturellement diverses, dans la production de discours médiatiques sur des thématiques concrètes…). L’efficience économique devient ainsi un référent normatif. Pour Benedicte Zimmermann, ‘ « poser la construction politique d’un bien commun normatif et éthique comme condition de possibilité des sciences sociales n’est ’ ‘ pas le moindre des paradoxes au vu de la requête d’autonomie régulièrement formulée par les chercheurs » 4 . ’Or, si, comme nous le soutenons, l’efficience économique est elle-même un référent normatif, le paradoxe ne consiste pas à chercher à le mettre en cause, mais il se trouve dans la recherche scientifique qui ne s’interroge pas à ce sujet. C’est pourquoi il nous semble pertinent de situer notre recherche dans la « quête d’un bien commun normatif » différent de celui de l’efficacité. Ce bien commun normatif est l’émancipation.

Notes
1.

El PAIS, 11 avril 1995: « Cuando la Europa de los doce sea un hecho irreversible sí se podrá decir que definitivamente la transición política en España es ya pasado y se habrá culminado el proceso de normalización política ». Nous reproduisons l’article complet en annexe. (Annexe I).

2.

L’humanité, 30 mars 1985. L’ensemble de l’article est reproduit en annexe. (Annexe I).

3.

ZIMMERMANN, B (dir.): Les sciences sociales à l’épreuve de l’action. Le savant, le politique et l’Europe, éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris 2004, (p.12).

4.

Idem (p.12).