Une démarche sémiodiscursive

Cette approche théorique nous a permis d’envisager l’étude d’un corpus hétérogène dans sa forme (des articles d’information et des affiches électorales) mais homogène dans le contenu (des discours politiques concernant les élections européennes de 2004 en Espagne et en France). Nous avons ainsi mis en place une méthode d’analyse sémiodiscursive articulée en trois temps qui constituent les trois parties de cette thèse.

Dans un premier temps, nous nous proposons de décrire les instances d’énonciation auxquelles se rattache ce corpus. Le titre de cette partie (Présence) condense le questionnement théorique autour de l’énonciation plurielle. Bien que les journaux, comme les affiches, puissent être considérés comme des instances d’énonciation, la multiplicité d’énonciateurs qu’ils contiennent rend ce terme problématique. Nous attesterons ainsi avec notre travail d’une présence, dans le sens où les affiches, comme les journaux, se trouvent dans un espace public où ils peuvent être lus ou regardés par des lecteurs ou par des spectateurs. Mais leur matérialité n’est, au fond, qu’une présence en attente d’être énoncée par la lecture ou par le regard. Nous tâcherons de délimiter les énoncés au moyen desquels cette présence devient en effet une forme d’énonciation et met en place un contrat de communication. Eléni Mitropoulou décrit la relation sémiotique entre lecture et écriture d’une manière qui nous semble rendre compte de la problématique de la présence que nous développerons dans cette première partie :

‘« Il s’agit d’insister sur une fonction sémiotique de l’écriture à partir d’une double spécificité : ‘être trace’ et ‘faire trace’. En principe, écriture et lecture bénéficient de la relation de double présupposition : l’une n’existe que grâce à l’existence de l’autre, présence/absence d’écriture présuppose présence/absence de lecture, écriture et lecture sont en relation de contrariété (...) or, du point de vue ‘réaliste’ l’absence de lecture ne présuppose pas l’absence d’écriture mais la présence de ‘non écriture’ au titre d’un état toujours virtuel » 7 .’

C’est en effet « au titre d’un état toujours virtuel » que nous considérons les affiches électorales et les journaux d’information comme la présence d’un processus d’énonciation. Mais cette présence virtuelle ne renvoie pas à la réalité des affiches et des journaux, elle renvoie au réel de ce qui y est énoncé. La réalisation de la présence se produit par la reconnaissance d’une distance entre ce qui la rend présente (le discours) et ce qu’elle est (un état de choses). C’est pourquoi nous ferons appel, dans cette première partie, à la notion d’intentionnalité. Nous proposerons d’aborder ce moment fondateur (la reconnaissance d’une distance intentionnelle) comme le pivot de la rationalité communicationnelle et nous le rendrons opérationnel pour notre analyse avec la notion de contrat de communication.

La notion de contrat de communication, et son usage à la suite du processus de communication tel qu’il est décrit par Patrick Charaudeau, nous permettra de relier la présence dans l’espace public à la communication de discours publics. Notre deuxième partie (discours) analysera ainsi les caractéristiques sémiotiques qui permettent de penser les affiches électorales et les journaux d’information comme étant des instances de communication. Nous aborderons le passage de la présence au discours comme une forme de médiation entre le singulier et le collectif. Dans la première partie, nous aurons rendu compte de la distance entre un sujet d’énonciation et un monde énoncé et nous aurons fait de cette distance l’élément central de la rationalité communicationnelle développée par Jürgen Habermas.

La notion de discours nous obligera à penser l’aspect collectif de cette forme de rationalité. La rationalité peut-elle être collective ? Il faudra rendre compte du « mécanisme » qui permet de passer de la différenciation entre « je » et « le monde » à la distinction entre « nous » et « le monde ». Dans le premier cas, le monde est tout simplement ce qui n’est pas « je », mais cela devient problématique lorsque « nous » est déjà un « non-je ». Nous verrons comment la théorie de John R. Searle des faits institutionnels et le concept d’intentionnalité collective nous permettent de penser, de manière rationnelle (c’est-à-dire, sans confondre le sujet de l’énonciation, le monde qu’il énonce et le monde sur lequel porte son énoncé) la mise en place d’instances de communication porteuses de discours publics.

Cette réflexion nous conduira à la troisième partie où nous chercherons à comprendre comment ces instances de communication peuvent donner lieu à des opinions publiques. Le titre de cette troisième partie (Opinion) insiste sur ce qui, dans la tradition kantienne est à l’origine de l’émancipation : l’expression publique de jugements subjectifs.

Monique Castillo commence un essai sur l’universalisme kantien avec les mots suivants :

‘« La diffusion des Lumières n’est pas conçue par Kant comme l’attribution de certains privilèges au plus grand nombre possible de personnes, comme une distribution égalitaire du savoir, mais comme la formation d’un public, d’un esprit public. Le propos des lumières, à ses yeux, est d’universaliser la liaison entre la raison et la liberté : le penseur vraiment libre est celui qui ne craint pas d’exposer ses pensées au public et de les faire partager » 8 .’

La construction d’un esprit public issu de la liaison entre la raison et la liberté constitue le noyau théorique de l’aspect normatif de cette thèse. La perspective communicationnelle adopté nous permettra de revenir dans cette troisième partie sur la « crainte d’une expression publique des pensées ». Nous serons amenés à nous interroger sur la dimension privée de la notion de rationalité et nous tenterons de montrer en quoi, une conception publique de la rationalité (ici public désigne ce qui n’est pas une qualité subjective) ne rentre pas en contradiction avec l’idéal moderne de l’émancipation. La liberté n’est pas l’exercice sans craintes de la parole publique, mais la possibilité de reconnaître les lieux (institutionnels ou non) qui sont à l’origine de ces craintes.

L’émancipation est dès lors une situation dans laquelle les craintes liées à l’exercice public de la parole peuvent être identifiés dans la figure de l’autre, mais où au lieu de vouloir refouler cet autre qui me rend libre, je suis en mesure de lui proposer un dialogue. C’est dans ce projet que se situe, nous semble-t-il, le défi de la construction européenne. C’est à l’issue d’une guerre où la figure de l’autre avait été refoulée dans une volonté d’anéantissement que l’UE a commencé à être mise sur pied. C’est également au moment où l’autre part de l’Europe, celle qui était restée à l’Est du rideau de fer, rejoint le projet d’une Europe unitaire, que la volonté de refoulement de l’autre semble renaître.

Notes
7.

MITROPOULOU, E : « Sémiotique et Communication en nouvelles technologies » in Sémiotique et communication. État des lieux et perspectives d’un dialogue, SEMEN, nº23, Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon Avril 2007. (p.111).

8.

CASTILLO, M: La responsabilité des modernes. Essai sur l’universalisme Kantien, éditions Kimé, Paris 2007. (p.1)