L’Espace Public européen

Ces trois parties nous permettront, c’est du moins notre dessein, de mettre en place un idéal-type d’Espace Public. C’est en dernière instance à la notion d’Espace Public qu’est vouée cette thèse. Si le travail de Habermas a été fondateur en ce qu’il voulait décrire l’espace où s’était forgé l’idéal de liberté des Lumières, l’usage courant de ce terme a fini par le vider de sens : tout espace opposé au privé est devenu public, l’existence d’espaces non soumis à l’arbitraire d’un pouvoir absolu se confondant ainsi d’emblée avec l’existence d’une liberté républicaine. Or, la portée du concept d’Espace Public va au-delà de la distinction entre un domaine privé d’exercice de la morale et un domaine public d’exercice de la responsabilité. L’Espace Public comme concept théorique ouvre la voie à une approche du lien social autrement qu’à partir des notions d’identité (l’État-Nation), d’appartenance (culturelle ou politique) ou de pouvoir (de soumission à une autorité commune).

C’est pourquoi nous proposons le concept d’Espace Public européen. Si l’Europe doit être autre chose qu’un état supra-national, ou qu’un espace d’appartenance culturelle ou qu’une forme de gouvernance, si l’Europe peut être en somme l’occasion de mettre en place une forme institutionnelle en accord avec l’idéal moderne de la liberté républicaine, il faut que nous soyons en mesure de rendre compte des processus qui rendent cette construction effectivement possible.

Une approche de l’Espace Public depuis le domaine des SIC permet, nous semble-t-il, de redonner à cette notion habermassienne toute son ampleur théorique sans pour autant nier la complexité du monde social. L’Espace Public européen est donc envisagé dans cette thèse comme une forme idéal-typique de communication politique.

L’idéal-type est un concept méthodologique proposé par Max Weber au début du XXème siècle avec lequel cet auteur espérait doter la sociologie d’un outil apte pour l’analyse scientifique de phénomènes sociaux. Le but de la recherche scientifique, nous le signalions plus haut, n’est pas selon Weber d’arriver à une vérité, mais de faire planer le doute sur des explications supposées évidentes : ‘ « La science (...) fait de ce qui est évident par convention un ’ ‘ problème ’ ‘  »  9 .

Weber parle bien de ce qui est « évident par convention », c’est-à-dire, ce qu’une organisation sociale (un contexte historique, sociologique et politique) contribue à désigner comme tel. Le contexte économique et social contemporain, dominé par une accélération du processus de globalisation économique, par une restructuration des équilibres stratégiques et géopolitiques issus des deux guerres mondiales et par la prise de conscience des limites liées à l’exploitation de la planète, contribuerait à rendre la construction européenne, son élargissement et son efficacité une évidence. L’Espace Public européen comme idéal-type pour une recherche en communication pourrait contribuer à interroger cette évidence.

‘« En ce qui concerne la recherche, le concept idéaltypique se propose de former le jugement d'imputation : il n'est pas lui-même une «hypothèse», mais il cherche à guider l'élaboration des hypothèses. De l'autre côté, il n'est pas un exposé du réel, mais se propose de doter l'exposé de moyens d'expression univoques. Il est donc l'« idée » de l'organisation moderne [191], historiquement donnée, de la société en une économie de l'échange, cette idée se laissant développer pour nous exactement selon les mêmes principes logiques que ceux qui ont servi par exemple à construire celle de l'«économie urbaine» au Moyen Âge sous la forme d'un concept génétique [genetischen Begriff ]. Dans ce dernier cas on forme le concept d'« économie urbaine » non pas en établissant une moyenne des principes économiques qui ont existé effectivement dans la totalité des villes examinées, mais justement en construisant un idéaltype . On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l'on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène [einheitlich] » 10 .

L’Espace Public européen que nous proposons d’aborder dans cette thèse doit ainsi être compris comme un idéal-type désignant les caractéristiques énonciatives et discursives d’une discussion politique européenne respectueuse des principes de la liberté républicaine. L’intérêt d’une telle démarche n’est donc pas de donner une réponse à la question de l’Espace Public européen, mais d’en faire un cadre théorique d’analyse et de comparaison.

Max Weber justifie cette démarche par le fait qu’elle promeut le développement de la jeune sociologie. Ce domaine de recherches, affirme Weber, se doit de construire des idéaux-types à partir desquels la production scientifique est possible ; le même raisonnement peut donc s’appliquer un siècle plus tard, à une autre discipline naissante, les SIC. C’est peut-être pour cette raison que Colette Brin, Jean de Bonville et Jean Charron ont fait appel à l’idéal-type weberien pour analyser les transformations du journalisme au XXème siècle :

‘« Retenons donc que l’idéal type, loin de prétendre décrire fidèlement le réel, cherche précisément à relever et à accentuer des aspects jugés cruciaux d’un phénomène de manière à les constituer en modèle conceptuellement pur qui sert de base de comparaison pour établir dans quelle mesure plusieurs occurrences du phénomène s’écartent plus ou moins du modèle théorique ». 11

L’idéal-type proposé pour l’analyse du journalisme contemporain dans l’ouvrage de ces trois chercheurs est celui d’un journalisme de communication qu’ils présentent de la manière suivante :

‘« La valorisation de la subjectivité du regard de journaliste va donc de pair avec la valorisation de la subjectivité du public lui-même, qu’on cherche à fidéliser à travers un rapport d’intersubjectivité, de ‘communication’, de reconnaissance mutuelle.’ ‘ Si, comme nous l’enseignent les sciences du langage, tout discours est porteur des traces des conditions de sa production, alors on peut dire que les conditions de production du discours journalistique sont, en quelque sorte, ‘inscrites’ dans le texte journalistique (…) Les conditions de production définissent les termes d’une sorte de convention tacite qui lie les acteurs du système d’information, à savoir : les journalistes (terme entendu ici comme catégorie générale), les sources, (qui sont aussi le plus souvent les protagonistes des événements et des situations) et le public » 12 .’

Nous prendrons cette forme idéale comme perspective pour l’analyse des discours journalistiques contenus dans notre corpus.

Prétendre enfin que cette thèse puisse mettre en place un idéal-type opératoire pour les Sciences de l’Information et de la Communication est, certes, trop ambitieux. Espérer en revanche que la notion d’Espace Public européen puisse devenir, avec le temps et l’enchaînement des recherches, un idéal-type opératoire comme l’ont été l’économie capitaliste ou l’éthique protestante pour la sociologie est en dernière instance un programme de recherches auquel souhaiterait participer cette thèse.

Notes
9.

WEBER, M : Essais sur la théorie de la science. Quatrième essai (1917), Plon, Paris 1965 (p. 16).

10.

WEBER, M: Essais sur la théorie de la science. Premier essai (1904), Plon, Paris 1965 (p.141).

11.

BRIN, C, CHARRON, J et BONVILLE, J (dir.) : Nature et transformation du journalisme. Théorie et recherches empiriques, Les Presses de l’Université de Laval, Laval 2004, (p.15).

12.

Idem. P. (27)