1.1 L’action et le discours (I)

Le discours, abordé en France depuis une approche sémiotique à la suite de Barthes et Greimas, a été introduit dans les recherches en pragmatique, d’origine plutôt anglo-saxonne, comme une notion synonyme de celle de langage, parfois confondue avec celle de communication dans un entrelacement de courants reliés par la sémiotique peircienne, la théorie des actes de langage, l’étude des inférences, les travaux sur l’énonciation et sur l’argumentation, les études des interactions verbales et la prise en compte des théories de la communication issues de l’école de Palo Alto 36 . De ce fait, ‘ « l’analyse de discours entretient de relations étroites avec la pragmatique, appréhendée dans ses diverses facettes » 37 du moment où elle semble se présenter comme méthodologie d’analyse indistinctement des interactions entre des individus et des énoncés portés par les sujets de la communication. Dès lors, à partir des années 1980, se produit un rapprochement entre l’analyse de discours et la pragmatique suivant deux mouvements essentiels : l’analyse du discours française semble « être en crise » et les études pragmatiques sont en plein essor 38 .

Cette sensation de crise propre au champ français d’analyse du discours est observable à la lecture du numéro spécial de la revue Mots de 1984 39 . Simone Bonnafous décrit cette période comme le moment où :

‘« on passe d’une approche structuraliste et parfaitement close du discours, où les sujets étaient assujettis au sens préconstruit, à des interrogations sur la construction du fil du discours, l’hétérogénéité, ou la circulation des énoncés et des sens à travers des ensembles de textes » 40 .’

Michel Pêcheux faisait en effet dans ce numéro de Mots, un état des lieux de ce qu’il appelait les contextes épistémologiques de l’analyse de discours : ceux-ci concernaient la linguistique, les disciplines historiques, les recherches sociologiques et les recherches en psychologie. Mais dans l’ensemble, ces contextes se heurtaient, nous disait l’auteur, à la limite de l’extralinguistique et, plus précisément, à la non reconnaissance du rapport entre langue et idéologie : ‘ « le fait qu’il y a de la langue (et des langues linguistiquement descriptibles) n’était pas explicitement mis en rapport avec le fait qu’il y a de l’idéologie (et des idéologies socio-historiquement assignables) » 41 . ’ ‘ ’On retrouve, outre la ressemblance avec la remarque de Van Dijk citée plus haut, ce que Sarfati souligne comme étant une caractéristique déjà propre au Cours de Linguistique Générale de Saussure, où le terme discours n’apparaît pas et s’institue par là en une sorte de tiers exclu dans les dualités Sa/Se et langue/parole. C’est ce qui le conduit à affirmer qu’‘ « au regard des orientations fondatrices, le concept de discours fait figure de troisième terme absent, de tiers exclu » 42 .

Si le discours est un tiers exclu c’est par l’impossibilité de le rattacher au réel, c’est-à-dire, par la difficulté dans laquelle se retrouve le concept de discours lui-même pour être relié à un signifiant, objet premier de l’ordre du discours. Cette impossibilité se traduira soit par le refus du discours, soit par l’indistinction entre le discours et l’action, ce que Simone Bonnafous résume d’une manière très claire : ‘ « si un point rapproche, en effet, les courants de la pragmatique et de l’analyse de discours, c’est bien le refus de distinguer l’action de celui-ci » 43 .

L’analyse de discours s’articule donc autour de trois problématiques essentielles : le langage (perspective anglo-saxonne), la communication (perspective française) et l’action (apport de la pragmatique). Le discours semble osciller entre ces trois pôles tout en essayant de les englober. Notre thèse défend que le discours n’est, en effet, un concept opératoire que si l’analyse le rattache à une forme d’action. Ce qui présuppose une distinction entre l’action (domaine du langage) et le discours (domaine de la langue). ’ ‘ ’ ‘ La restitution du langage comme lieu de l’action nous oblige à recentrer la problématique ouverte par la phrase d’Ève Seguin avec laquelle nous commencions cette thèse.

Dans la phrase quand dire c’est créer le monde, dire ce n’est pas faire, auquel cas, la communication serait directement rattachée au réel ; dire c’est bien créer le monde. Le verbe créer est étymologiquement issu (selon le Robert Historique de la langue française) du latin creare qui provient à son tour d’un terme rustique de la racine crescere, c’est-à-dire croître. Historiquement, créer a été introduit avec une valeur religieuse et dans tous les usages qui en découlent, créer est lié à une capacité reconnue de faire. Du point de vue philosophique la création est donc une affaire de croyance avant que d’action. Mais épistémologiquement cette même notion, la création, est dépendante de la croyance autour de ce qui est crée, ce que nous avons appelé dans la définition historique une capacité reconnue de faire. C’est ainsi que ce verbe nous semble posséder le double visage du pouvoir : il renvoie à une capacité de faire mais à une capacité dépendant de la reconnaissance d’autrui en ce qui concerne ce faire. Le discours, tel que nous l’abordons dans cette thèse est en effet relié au pouvoir à travers le principe de reconnaissance. Sans la reconnaissance, le pouvoir est une forme d’action qui ne possède pas encore la capacité de créer. On dira ainsi que le discours est une forme de pouvoir qui passe par le langage.

Le créer le monde d’Ève Seguin nous emmène ainsi vers la problématique soulevée par Habermas lors qu’il fait appel à la théorie des actes de langage afin de rendre compte de la manière dont s’établit, dans la modernité, une forme rationnelle de lien social.

Selon le philosophe allemand, les concepts d’action utilisés traditionnellement dans les sciences humaines peuvent être classés en quatre catégories : l’agir téléologique, l’agir régulé par des normes, l’agir dramaturgique et l’agir communicationnel 44 . André Gosselin a ajouté à ces quatre catégories celles d’agir affectuel et d’agir par habitus 45 .L’aspect rationnel de l’action est ainsi contenu dans le rapport au monde qu’elle met en œuvre : face à une conception restreinte qui aurait tendance à renfermer la rationalité du côte de l’agir téléologique aristotélicien, la théorie d’Habermas produit une approche intentionnelle de la rationalité par laquelle les différents types d’agir peuvent s’expliquer de manière discursive.

La notion d’intentionnalité telle que nous l’adoptons ici ne doit pas être comprise comme une manière de désigner l’aspect téléologique de l’action. Nous suivons le travail de John R. Searle pour qui l’intentionnalité désigne la distance existante entre un objet représentant et un état de choses représenté 46 . Cette distance de la représentation est également, nous semble-t-il, fondatrice de la relation entre le monde vécu et le sujet agissant sur laquelle se développe la théorie de la rationalité de Habermas. Dans la théorie du philosophe allemand cette distance intentionnelle est comblée au moyen du discours. Combler une distance intentionnelle n’implique pourtant aucune conception matérielle du discours, cela désigne seulement la possibilité de donner un sens à ce qui n’est, avant la pratique communicationnelle portée par le discours, qu’un lien de causalité. Ainsi, la description de l’action comme pratique communicationnelle qui donne un sens à la relation entre le sujet et le monde vécu implique également l’institution du sujet de l’action comme une instance communicante par le biais de la figure de l’interprète :

‘« Avec un concept formel de monde, l’acteur est engagé dans des présupposés communs qui transportent sa perspective au-delà du cercle des participants immédiats, et revendiquent une validité même pour un interprète qui s’adjoint de l’extérieur » 47 .’

Et cet interprète est, dans le vocabulaire des SIC, le tiers absent qui constitue le public. Dans la TAC, c’est cela qui explique que l’interprétation objective des actions est toujours possible : elles ont toujours lieu face à un public (réel ou imaginaire) sans lequel elles n’ont pas de sens et à partir duquel elles peuvent être toujours l’objet d’une interprétation. Dans la problématique de l’analyse de discours, ce sont les références à ce tiers absent dans toute forme de communication qui expliquent que dire puisse aussi créer le monde. Les lignes qui suivent vont d’abord examiner cette forme de rationalité décrite par Habermas, pour la rattacher ensuite à la question de la reconnaissance soulevée par Ève Seguin.

Notes
36.

CHARAUDEAU, P et MAINGUENEAU, D (dir.): Dictionnaire d’analyse de discours. Seuil, Paris 2002 (entrée pragmatique)

37.

Idem (p.457).

38.

Nos ne voulons pas dire que les études pragmatiques sont propres au monde anglo-saxon. Cathreine Kerbrat- Orecchioni a bien montré, au contraire, la portée pragmatique chez Benveniste (« Émile Benveniste et la théorisation » in Émile Benveniste aujourd’hui. Actes du colloque international du CNRS, éd. Guy Serbat, Paris 1984. Tome 1.). Mais il nous semble que la tradition française, et c’est en quelque sorte aussi le propos du texte d’Orecchioni, a eu tendance a refouler l’aspect pragmatique du discours.

39.

À titre d’exemple la première ligne de l’article intitulé : L’analyse de discours comme contexte épistemologique: « dans la crise ouverte qui marque le champ de l’analyse de discours dès la fin des années 1970… ». (CONEIN, B ; GUILHAUMOU, J, MALDIDIER, D : « L’analyse de discours comme contexte épistémologique » in Mots, nº 9,1984.

40.

Idem (p. 49).

41.

Ibid (p.12).

42.

SARFATI, G-E: éléments d’analyse du discours, Nathan, Paris 2001 (p.9)

43.

BONNAFOUS, S : 1992 (p.49).

44.

HABERMAS : 1987 op.cit. (pp.101-102)

45.

GOSSELIN, A : 1995 op.cit (pp.19-21)

46.

SEARLE, J.R: L’intentionalité. Essai de philosophie des états mentaux, minuit, Paris 1985, 340 P. Nous nous attarderons sur ce point dans le chapitre suivant (c.f I.2.1.2 une conception intentionnaliste de la signification). Signalons toutefois que le titre de la traduction française est bien « l’Intentionalité » avec un seul n. Cela répond précisément à la caractéristique technique de ce terme qui veut se distinguer de la notion courante d’intentionnalité. Malheureusement ce vocable n’a pas été systématiquement repris par les traducteurs de Searle, ce qui accroît la confusion entre la théorie du philosophe et le sens de « vouloir faire ».

47.

HABERMAS, J : 1987 op.cit (p.118)