1.1.1 Les types d’agir communicationnel

La Théorie de l’Agir Communicationnel est l’aboutissement chez Habermas d’une vingtaine d’années de recherche. Les deux volumes qui la composent représentent ainsi une mise en forme des concepts et des raisonnements développés pendant ces années, ce qui rend le texte à la fois compact et d’une extrême solidité théorique. Mais cela rend également le texte difficile d’accès tant il contient des notions centrales pour la théorie qui constituent le vocabulaire de la réflexion du philosophe et sur lesquelles il ne revient pas en détail. Il en est ainsi de certains concepts dont nous nous sommes déjà servis ici, comme le monde vécu, les systèmes ou la rationalité communicationnelle. Le concept de monde vécu renvoie à la tradition phénoménologique incarnée par Husserl et dont le développement sociologique a atteint sa plus grande notoriété avec l’ouvrage de Peter Berger et Thomas Luckmann La construction sociale de la réalité  48  ; la notion de système est utilisée par Habermas suivant les travaux du sociologue Talcott Parsons afin de désigner les formes de causalité contenues dans le monde social 49 et la rationalité communicationnelle est une construction théorique proposée par le philosophe de Frankfurt à partir de la conception de la rationalité développée par Max Weber 50 .

Jürgen Habermas désigne lui-même  Logique des sciences sociales 51 comme point de départ de la réflexion le menant jusqu’à la TAC. Dans cet ouvrage, paru en 1967, il aborde la dichotomie sociologique classique qui s’opère entre compréhension et explication et attribue à la première, les caractéristiques d’une approche fondée sur le sens des faits analysés par contraste avec l’explication qui est fondée sur l’observation du monde :

‘« Il ne s’agit plus de fonder les sciences de la nature, mais bien plutôt de lutter contre les tentatives, toujours renaissantes sous des visages différents, mais toujours aussi dangereuses théoriquement selon Habermas, de résorption ou de réduction des objets et des méthodes des sciences de l’homme à ceux des sciences de la nature, les plus prestigieuses et les plus influentes à l’époque moderne » 52 .’

C’est donc avec le but de comprendre le monde social que s’est développée la théorie de Habermas depuis la fin des années 60 et qu’il se propose de résoudre la problématique méthodologique majeure de l’analyse sociologique : il convient de mettre en place des modèles objectivants du monde sociale (parce que les individus sont dans une certaine mesure agis par des systèmes économiques, juridiques, politiques ou religieux) mais il faut aussi développer des procédures d’analyse herméneutique permettant d’atteindre la structure symbolique de la société. Ainsi, le projet d’Habermas commence à prendre forme dès les dernières pages de Logique des sciences sociales  où il affirme sa volonté de mettre en place :

‘« ‘Un fonctionnalisme éclairé par l’herméneutique et historiquement orienté’ qui ‘ n’espère pas arriver à des théories générales, dans le sens stricte des sciences expérimentales, mais à une interprétation générale’ » 53 .’

Démarche théorique qui l’amènera à la mise en place de la dichotomie à partir de laquelle s’organise la TAC, opposant les systèmes (l’élément fonctionnaliste) et le monde vécu (l’élément phénoménologique). Il en découle trois conséquences méthodologiques qui nous intéressent en ce qu’elles renvoient à trois questions épistémologiques sur lesquelles repose l’ensemble de sa théorie. Il s’agit d’abord de la distinction entre conduite et action, issue de la manière dont Habermas comprend le « sens ». Ainsi, une action est toujours guidée par une règle ou par une norme qui est analysable selon l’intention visée, tandis que la conduite est analysable en termes de réactions à des stimuli :

‘« Les normes possèdent un contenu sémantique ; ainsi, un sens qui est toujours suivi par un sujet en disposition de le comprendre devient la raison ou la motivation d’une conduite : on peut alors parler d’action. Au sens exprimé par la règle lui correspond l’intention d’un agent qui peut orienter sa conduite selon cette règle. Nous appelons action seulement ce type de conduite guidée par des règles ; seulement à propos des actions nous pouvons parler d’intentionnalité. Une conduite observable suit une norme valide si et seulement si cette conduite peut être comprise comme le résultat d’un sujet agissant qui a compris le sens de la norme et que l’a suivie de manière intentionnelle » 54 .’

Nous reviendrons, dans notre démarche sémiodiscursive, sur ce principe intentionnel. Nous défendons qu’une action peut être issue de l’observance non volontaire (non intentionnelle dans le sens commun du terme) d’une règle ou d’une norme sans que cela ne mette en cause le caractère intentionnel de la norme ou de la règle observée. Autrement dit, nous pouvons légitimement considérer que lorsque l’on est capable d’attribuer un sens intentionnel à une action quelconque, peu importe que ce sens ait été voulu ou pas par l’acteur, du moment que son action fait sens dans un monde social. Il demeure toutefois que la théorie habermassienne nous permet de rendre compte de la distinction, très importante nous semble-t-il, entre l’action et la conduite.

La deuxième conséquence de l’approche du philosophe de Frankfurt est de type proprement méthodologique et concerne l’obligation pour le chercheur d’adapter sa démarche selon qu’il analyse des règles ou des actions, du fait que les conduites peuvent être observées tandis que les actions seront comprises. Le troisième aspect a également trait à la méthodologie nécessaire à une démarche portant sur le « sens des actions » et qui requiert donc la prise en compte du savoir du sujet concernant les règles à partir desquelles il produit son action et il produit du sens.

Nous arrivons ainsi au noyau de la théorie de la rationalité de Habermas : le langage. La mise en place de ce qu’il appelle une pragmatique formelle vise, en effet, à élucider les règles à partir desquelles les sujets donnent un sens au monde par l’usage du langage. Mais c’est là également que se trouve le point faible, nous semble-t-il, de la théorie de Habermas en ce sens qu’il conçoit le langage, à la manière pragmatique, comme l’élément constitutif de la communication, ce qui réduit, ou borne, celle-ci à la notion problématique d’entente. Le langage quitte, pour ainsi dire, la réalité du sujet pour s’instituer comme la réalité de la communication. Pour Habermas, dans la TAC 55 , la rationalité est contenue dans le langage parce qu’il fait appel à l’entente de ceux qui communiquent :

‘« Si nous ne pouvions pas nous référer au modèle du discours, nous ne serions pas en mesure d’analyser si peut que ce soit que cela veut dire, que deux sujets s’entendent (sich verständigen) l’un l’autre. L’intercompréhension (Verständigung) est inhérente au langage humain comme son telos » 56

C’est donc dans le but d’une intercompréhension entre les sujets du langage que l’action est analysable en termes de rationalité. Cette analyse portant dès lors sur le respect de la norme constitutive de l’entente : la validité. Seulement lorsqu’une action peut être considérée comme valable, elle sera susceptible de donner lieu à une forme d’entente.

Nous nous référons, pour la présentation du type de rationalité mise en œuvre dans la théorie de Habermas, à la formulation mise en place par André Gosselin en introduction d’un numéro de la revue Hermès dédié à la communication politique 57 . Ce texte reprend les formes d’agir développées par Habermas lui-même (agir stratégique, conversation, agir régulé par des normes et agir dramaturgique 58 ) et les reformule avec, d’une part la typologie weberienne de la rationalité de l’action (finalité, valeur, affectuelle et traditionnelle 59 ) et d’autre part une dénomination plus précise faisant usage de deux emprunts sociologiques : la notion de habitus pour mieux cerner les caractéristiques de ce que Weber appelait l’agir traditionnel et la sociologie de Goffman pour mieux préciser la notion d’agir dramaturgique déjà développée par Habermas.

Le travail d’André Gosselin nous permet dès lors d’opérationnaliser la théorie habermassienne en distinguant le plan de l’action, où se développent en effet les types d’agir selon des principes intentionnels (au sens téléologique du terme) du plan de la communication où ces types d’agir sont mis à l’épreuve du monde à travers le langage. Le tableau ci-dessous résume ces formes intentionnelles d’action selon l’accomplissement de l’objectif recherché. Ces formes d’action s’emboîtent les unes dans les autres depuis l’agir affectuel, dont l’accomplissement répond à la mise en place d’un moyen d’action, jusqu’à l’agir communicationnel qui s’accomplit seulement lorsque une forme d’intercompréhension devient possible.

Dans l’action téléologique classique, la rationalité provient du rapport entre un acteur et un monde objectif au moyen des principes de vérité ou de fausseté. Ainsi, une action qui est manifestement fausse ne pourra pas être prise en compte comme une intention de communication. Sauf que, et c’est la raison pour laquelle Habermas développe une théorie pragmatique, dans une assertion fausse il peut y avoir une volonté d’entente sur la fausseté de l’assertion. La thèse de Habermas vise de ce fait à élargir à tout type d’agir cette possibilité de jugement que nous appelons objectif en ce qu’il relève d’une relation intentionnelle entre un sujet et un objet. Nous suivrons sa démarche avant de revenir à la relation entre le langage et la communication dans le deuxième chapitre de cette thèse.

Habermas propose donc un premier type d’action, l’action régie par des normes (agir axiologique), caractérisé par la distinction entre un monde objectif et un monde social, de telle sorte qu’une assertion puisse être fausse par rapport au monde objectif mais qu’elle puisse répondre à une norme faisant partie d’un monde social. Il se peut par exemple, qu’interrogé sur les raisons de son absence en cours, un élève affirme avoir été malade, alors qu’il était parti jouer avec ses amis. Son professeur, alerté par les parents, lui fait voir que son assertion est fausse et qui plus est il a, non pas seulement enfreint une norme morale (il a menti) mais encore une norme sociale (il n’est pas allé en cours). Son comportement est toutefois rationnel en ce qu’il respecte un deuxième aspect de la norme social, l’aspect factuel, qui consiste à reconnaître l’existence de la norme elle-même. Avoir menti signifie l’acceptation d’une norme selon laquelle il n’est pas possible de ne pas assister au cours sans raison :

‘« Qu’une norme vaut idéalement [affirme Habermas] signifie : elle mérite l’assentiment de tous les intéressés parce qu’elle règle les problèmes d’action dans leur intérêt commun. Qu’une norme existe factuellement signifie en revanche : la prétention à la validité qu’elle comporte est reconnue par les intéressés, et cette reconnaissance intersubjective fonde la validité sociale de la norme » 60 . ’

Une telle forme d’action suppose toutefois une capacité de l’acteur à discerner entre les éléments factuels et les éléments normatifs d’une situation.

Il y a dans cette implication un postulat fort qui se trouve au centre des reproches faits à Habermas. Est-il rationnel de présupposer une telle capacité de la part des êtres humains ? C’est à ce point que s’attaque entre autres Agamben lorsqu’il soutient que ‘ « le nomos de la modernité est le camp » 61 en tant qu’endroit d’indistinction entre le droit et le fait. Le camp réfère ainsi à une situation d’anéantissement de la reconnaissance intersubjective fondatrice de la validité de la norme jusqu’au point que la seule norme existante est celle de l’action. Ce serait le nomos de la modernité que de réduire l’action à la norme et la norme à l’action par la mise en place de procédures vides de sens et de capacité de transcendance. Le camp représente ainsi, dans cette critique à la rationalité moderne, une réalisation rationnelle, parce qu’intentionnelle (elle vise l’anéantissement d’une catégorie d’individus) dont les acteurs sont autant des sujets observant des règles (des kapos, des officers SS...) que l’incarnation même de ces règles sans lesquelles ils n’auraient plus d’existence. Ce n’est même pas que la règle les transcende, c’est qu’elle devient elle-même transcendée par l’action qu’elle prône 62 .

Il semblerait donc que Habermas se heurte à une question dramatique et inhérente à la tradition critique de son école de pensée. Est-il donc possible, après Auschwitz, de continuer à défendre un principe de rationalité, le principe intentionnel, présent dans toute action téléologique, qui ne serait pas contré par l’expérience concentrationnaire ? On reproche aux tenants de la théorie critique contemporaine de laisser de côté cette question : ‘ « comment les héritiers d’Adorno, Benjamin et Arendt, ont-ils pu développer un récit de la modernité et une conception de la modernité qui fassent si peu de place à l’un des événements qualificatifs de la rationalité moderne ? » 63 . La pertinence de cette question réside dans la manière avec laquelle y répond la TAC. Habermas ne délaisse pas la question du camp, la question du totalitarisme, il montre au contraire qu’il n’y a pas de rationalité dans l’agir propre à un état totalitaire en ce que dans un tel état l’entente exigerait l’acceptation a-critique d’une norme idéale. Autrement dit, dans un état totalitaire, l’enfant qui était absent du cours n’est pas seulement en faute vis-à-vis de la norme ; il est également considéré comme étant en dehors du monde social 64 . Pour Habermas, il n’est pas seulement illégitime de considérer qu’un enfant est en dehors du monde social parce qu’il n’a pas suivi la norme imposée ; on peut même affirmer que le sujet politique qui exclu de la communication (et donc du monde) un enfant qui enfreint la norme, n’est pas seulement un sujet politique illégitime, mais il s’agit aussi d’un sujet politique irrationnel.

Ce qui est en fait reproché à Habermas est, au fond, la défense de la rationalité. Du point de vue proprement politique, sa position pêche, certes, de faiblesse normative : postuler l’irrationalité d’un sujet ne nous engage pas à proposer une démarche à son encontre tandis qu’en postuler l’illégitimité nous engage, en revanche, à intervenir dans la situation. Du point de vue de la théorie sociale normative, cette critique porte sur la différence instaurée par Habermas entre le monde social et le monde réel :

‘« Contrairement à ce qu’encore aujourd’hui défend Habermas, la prétention à la justesse et la manière de la réaliser est du même ordre que la prétention à la vérité (il s’agit en fait de la première intuition de Habermas, mais avec les termes inversés). Il n’est certes possible d’accéder ni à la vérité des énoncés ni à la justesse des normes qu’à travers l’entente et dans une situation idéale. Mais cette entente n’est pas la vérité, de même qu’elle ne peut pas être la justice. Il s’agit seulement du critère nous indiquant que nous sommes arrivés à la limite de nos capacités cognitives étant donnés les éléments dont on dispose ici et maintenant. Nous pouvons dès lors soutenir la vérité d’un énoncé ou la justesse d’une norme ‘jusqu’à nouvel ordre’ » 65 .’

Ce qui demeure derrière ces critiques adressées à Habermas est la notion de valeur universelle. Dans la distinction entre « droit » et « fait », il y a implicitement une mise en cause des universaux moraux de la part de Habermas. Mais elle permet en revanche d’insister sur la valeur universelle de la raison et c’est à partir de ce principe que l’Espace Public a un sens dans la théorie habermassienne : il désigne le lieu où le déploiement de la raison est appelé à agir comme une force normative capable de contrer les situations irrationnelles.

Avant d’aborder pleinement les caractéristiques formelles de la rationalité de l’agir, revenons un instant à Auschwitz : ce village polonais où l’on a construit un des camps les plus représentatifs de l’holocauste. Le visiteur qui prendrait un train depuis Cracovie (la ville la plus proche du lieu), ne saurait nullement prendre un billet pour Auschwitz, mais pour Osbiencim (le nom polonais du village). En revanche, le visiteur qui préfère marchander avec un des multiples chauffeurs de taxi qui se proposent (comme chauffeurs) aux alentours de la gare, ne va pas discuter un prix pour aller à Osbiencim mais pour aller à Auschwitz. Il nous semble se profiler, dans cet exemple, la distinction entre le droit et le fait qu’Auschwitz aurait, d’après Agamben, brouillé. N’y a-t-il pas, dans cet usage très distinct du nom d’un village, une volonté de préserver la distinction entre « un lieu du mal » et « un malheureux endroit », distinction constitutive de la rationalité moderne et que le camp aurait tenté d’effacer ? Nous pensons qu’il y a, dans l’appropriation historique de ce lieu de la part de la population polonaise, un exemple très clair de ce que nous allons essayer de montrer ci-dessous : la volonté de distinguer ce qui est rationnel de ce qui ne peut pas l’être et la volonté, avec cela, de défendre l’engagement politique aussi face aux situations irrationnelles.

Nous franchissons donc un premier pallier dans cet examen de la rationalité à la suite de Habermas avec la notion d’agir dramaturgique. Ce type d’agir se produit lorsque l’acteur ne tient pas seulement compte du monde objectif ou du monde social mais aussi du monde subjectif. Il établit une différence importante entre les souhaits et sentiments (subjectifs, dramaturgiques, exprimables seulement si l’acteur le veut) et les opinions et intentions (qui n’ont de sens que par leur rapport avec un monde objectif ou social). La rationalité est ici liée à l’existence de ce monde subjectif que l’on définira comme ‘ « l’ensemble des expériences vécues subjectives auxquelles celui qui agit a par rapport aux autres un accès privilégié » 66 . L’acteur peut s’interroger à ce moment sur le rapport entre ce qu’autrui ressent et ce qu’il dit ressentir.

L’indistinction entre droit et fait pointée avec l’exemple d’Agamben peut être reformulée à la lumière de l’agir dramaturgique comme l’expression ultime d’un scepticisme entre « dit » et « fait ». La question ne porte donc plus sur la rationalité d’un postulat qui considère l’individu comme étant capable de discerner entre le monde social et le monde objectif, mais sur le scepticisme lié à l’expression d’une telle distinction par l’acteur lui-même. Mais nous pouvons toujours, face à ce scepticisme tenace, franchir un nouveau palier à l’aide de la notion d’agir communicationnel. Ce type d’agir se caractérise par la mise en rapport du monde subjectif, du monde objectif et du monde social. Le scepticisme lié à l’action dramaturgique est alors déplacé vers un scepticisme concernant l’honnêteté des paroles d’autrui. La question soulevée à partir d’Agamben ne porte donc plus sur une possible indistinction entre le droit et le fait mais sur l’honnêteté de l’expression de cette distinction et nous revenons en effet à la question de l’engagement et de la normativité.

Dès lors, la question soulevée par la rationalité de l’agir porte, nous semble-t-il, sur la possibilité de définir, dans l’action rationnelle, un « mécanisme » quelconque capable de contrer le doute contenu dans l’expression subjective de la distinction entre dit et fait. La notion de l’interprète représente pour Habermas ce mécanisme, en ce qu’il signifie la présence d’un jugement extérieur à l’action. Deux choses semblent importantes ici. D’une part l’insertion du conflit au moyen de ce tiers absent : ‘ « À la différence des participants immédiats, l’interprète ne s’efforce pas de parvenir à une interprétation susceptible de consensus afin de pouvoir accorder ses plans d’action avec ceux des autres acteurs » 67  ; ’ Ce qui veut dire que toute action est soumise au jugement potentiel d’un tiers absent qui pourrait ne pas être d’accord avec celui qui agit. D’autre part, en contrepartie, l’attribution d’une place majeure aux procédures d’interprétation dans la structure du monde social.

Le conflit n’est donc pas absent de la théorie habermassienne, il est rationalisé au moyen de l’agir, c’est-à-dire, par l’existence du tiers absent, de l’interprète. Il ne faut pas confondre rationalité du conflit avec création de consensus, car c’est précisément au moyen de la recherche d’un consensus que le conflit apparaît aux yeux de l’interprète qui, ne l’oublions pas, n’est pas un interprète ontologique, mais est une position sociale. On peut dire que le conflit est toujours latent tandis que le consensus est effectif et que c’est dans l’objectif d’obtenir ce consensus que le monde social s’articule autour de procédures. La deuxième partie de la théorie de Habermas est consacréeprécisément à expliquer comment ces procédures offrent une place à l’activité humaine de telle sorte que celle-ci ne soit pas colonisée, c’est-à-dire anéantie, par les formes systémiques d’organisation sociale qui enfermeraient l’individu dans la cage d’acier weberienne.

L’engagement politique en défense de la rationalité est de ce fait contenu dans la conception procédurale de l’Espace Public. Mais encore faut-il que ces procédures ne deviennent pas elles mêmes une forme irrationnelle d’action. Nous devons donc, toujours derrière Habermas, être en mesure d’analyser les aspects procéduraux qui montrent l’absence de rationalité d’une procédure ; il s’agit des formes d’actions régulées par la violence : l’agir affectuel et l’agir par habitus. C’est en effet une fois que la violence peut être soumise au jugement de la rationalité que le campne pourra plus être perçu comme le « nomos de la modernité ».

Dans l’agir affectuel l’action se confond avec l’émotion, ce qui rend impossible toute distinction entre le monde subjectif et le monde objectif : ‘ « l’émotion est le siège <du réel du sujet>, c’est-à-dire de ce en quoi il ne saurait s’identifier symboliquement à l’autre (…) L’identité ne s’y vit pas comme une médiation, c’est-à-dire comme une dialectique entre la dimension singulière du sujet et sa dimension collective d’appartenance et de sociabilité : elle ne peut se penser que comme une expérience de la singularité » 68 . ’ Dès que l’on fait face à la présence de l’Autre, l’agir affectuel n’est possible que dans l’irrationalité et donc l’émotion n’est plus une forme d’action rationnelle. La rationalité de l’agir affectuel se fonde donc sur la négation de l’Autre. C’est à ce moment, lorsque l’on songe à la rationalité de l’anéantissement d’autrui, que le campde concentration s’érige en exemple funeste de la rationalité moderne : l’exercice absolu de la dénégation de l’existence d’autrui. Dès lors, considérer la rationalité de l’agir affectuel (ce qui ne fait certes pas, au moins de manière explicite, parti du programme de Habermas) possède l’avantage d’introduire la violence dans la discussion mais aux dépens d’une certaine idée de la modernité et cela nous semble être le noyau des reproches faits au philosophe : il aurait été, dans son dessein de rendre compte d’une forme rationnelle d’organisation sociale, obligé de refouler un phénomènepourtant fondateur de l’ordre social comme la violence. Nous sommes au plus près de l’idée selon laquelle le camp représentel’impossibilité du droit comme idéal politique de la modernité. Or, un dernier type d’agir, l’agir par habitus, vient à la rescousse de la rationalité et de la capacité de l’agir communicationnel à intégrer la violence.

La rationalité de l’agir par habitus ne se trouve pas dans le rapport entre l’acteur et le monde, mais dans le rapport avec l’histoire : l’agir par habitus implique la distinction entre le temps présent qui est celui de l’action et le temps passé qui est celui de l’apprentissage. L’agir par habitus s’articule ainsi autour de ce que Anthony Giddens appelle une « conscience pratique ». Par conséquent, puisque l’habitus s’est constitué à travers de la sédimentation des paroles, des actes, des discours qui étaient autres, la dénégation de l’existence de l’autre devient l’anéantissement de soi. La rationalité de l’action se situe donc toujours dans un rapport à l’autre et dans un rapport au monde et lorsque ce rapport est impossible ou lorsque le monde est aboli, l’action devient irrationnelle. La procédure de l’exterminationmise en place par les nazis était d’une grande précision, mais elle ne pouvait pas être rationnelle en ce qu’elle s’anéantissait elle-même. De fait, la dénégation de l’existence de l’Autre en tant que procédure rationnelle devient, si on l’analyse à la lumière de l’agir par habitus une forme de refoulement de l’autre et comme nous l’explique la psychanalyse, refouler quelque chose est déjà en reconnaître l’existence, une existence qui est forcément liée à l’existence propre. C’est sans doute le sens que l’écrivain Jonathan Littel donne aux paroles qu’il fait prononcer à son personnage lorsqu’il essaie de comprendre les horreurs de l’holocauste :

‘« J’en suis arrivé à la conclusion que le garde SS ne devient pas violent ou sadique parce qu’il pense que le détenu n’est pas un être humain; au contraire, sa rage croît et tourne au sadisme lorsqu’il s’aperçoit que le détenu, loin d’être un sous-homme comme on lui a appris, est justement, après tout, un homme, comme lui au fond, et c’est cette résistance, vous voyez, que le garde trouve insupportable, cette persistance muette de l’autre, et donc le garde le frappe pour essayer de faire disparaître leur humanité commune. Bien entendu, cela ne marche pas: plus le garde frappe, plus il est obligé de constater que le détenu refuse de se reconnaître comme un non-humain. À la fin, il ne lui reste plus comme solution qu’à le tuer, ce qui est un constat d’échec définitif » 69 .’

Nous faisons dès lors une hypothèse, que nous ne pourrons pas vérifier dans cette thèse, mais qui nous semble importante de signaler dans un travail faisant référence à Habermas, selon laquelle l’engagement politique fondé sur la rationalité comme valeur universelle, implique la distinction entre la violence rationnelle et la violence irrationnelle et donc la possibilité de décider des situations dans lesquels les procédures de discussion critique ne suffisent plus à garantir la rationalité de l’action.

L’agir communicationnel représente la forme complète de l’action rationnelle. Il faut donc assumer que l’agir communicationnel n’est pas une description des formes d’action sociales, mais qu’il s’agit d’une théorie idéaletypique à visée normative. Elle représente l’idéal vers lequel devraient tendre les formes démocratiques de communication politique.

C’est ainsi que l’étude de la communication politique depuis le prisme de l’analyse de discours nous permet de suivre un des postulats de la théorie critique de l’école de Francfort à la manière d’Habermas : ‘ « diagnostiquer les maux de la société en termes de défauts de communication » 70 . Et nous pouvons rendre compte dans ce diagnostic de la violence et du conflit (le campserait en effet un de ces maux : il aurait mis en place une forme irrationnelle d’action). On verra, avec l’analyse de la deuxième partie de la TAC qu’à l’évaluation rationnelle de l’action peut être ajoutée l’évaluation de la prise de décisions sous le prisme de la légitimité ; une fois quenous auronsenvisagé ces deux éléments, nous pourrons mettre en œuvre uneanalyse normative de contextes sociaux à partir d’un tableau à double entrée : rationalité/légitimité. Mais nous devons auparavant rendre compte de manière un peu plus précise du rapport énoncé ci-dessus entre action rationnelle et communication. Ce sera l’objet de notre deuxième chapitre.

Notes
48.

BERGER, P et LUCKMANN, TH : La construction sociale de la réalité, Armand Colin, Paris 2006, 357 P.

49.

Dans la théorie de Parsons, la société est constitué de différents systèmes qui se compensent entre eux afin d’assurer la reproduction de l’ensemble. Ainsi, plus une société est complexe et plus les institutions sociales se distribuent en systèmes différents jusqu’aux sociétés de capitalisme avancé ou l’on peut distinguer quatre grands systèmes : le système économique, le système politique, le système légale et le système religieux. La cohérence entre ces quatre systèmes étant assurée par l’exercice démocratique. (PARSONS, T : The social system,London, Routledge 1991 575 P.)

50.

Habermas prend comme point de départ de sa théorie de l’action la rationalité instrumentale développée par Max Weber dans Économie et société. Pour le sociologue Allemand l’agir rationnel est dirigée vers l’efficacité dictée par l’éthique de la responsabilité et il est de ce fait toujours empreint d’un sens (WEBER, M : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Gallimard, Paris 2004, 531 P. Et pour le grand manuel sociologique, édité à titre posthume : WEBER, M : Économie et Société/2, Pocket, Paris 2003 410,424 P.)

51.

HABERMAS, J: Logique des sciences sociales et autres essais, PUF, Paris 1987, 459 P.

52.

HABER, S: Jürgen Habermas, une introduction, La découverte, Paris 2001 (p.71). Pour une analyse des différents courants sociologiques à partir de leur approche du social en termes de Holisme et individualisme et d’explication et compréhension : HOLLIS, M : The Philosophy of Social Science. An introduction, Cambridge University Press, Cambridge 1994, 268 P.

53.

HABERMAS, J : 1987b op.cit cité in FABRA, P (Josep Joan Moreso Mateos dir.) : Veritat i correcció normativa. La fonamentació del cognitivisme en Jürgen Habermas, Thèse de doctorat, UPF, Barcelona 2004 (p.86). Texte d’origine : « Un funcionalisme il·lustrat per l’hermenèuticai orientat històricament » que « no pretén arribar a teories generals en el sentit estricte de les ciències experimentals, sinó a una nterpretació general ».

54.

HABERMAS, J : Teoría de la acción comunicativa: complementos y estudios previos, Madrid 1989 (p.21) cité dans FABRA, P (2004). Texte non traduit en français. C’est nous qui traduisons du Catalan à partir de la traduction de l’allemand proposée par Pere Fabra dans sa thèse : « Les normes tenen un contingut semàntic; i precisament un sentit que sempre és seguit per un subjecte capaç d’entendre’l, es converteix en raó o motiu d’un comportament: és llavors quan parlem d’una acció. Al sentit de la regla li correspon la intenció d’un agent que pot orientar el seu comportament en virtut d’aquesta regla. Només anomenem acció aquest comportament orientat per regles; només de les accions diem que són intencionals. Un comportament observable compleix una norma vigent si i només si aquest comportament pot ser entès com a producte d’un subjecte agent que ha entès el sentit de la norma i l’ha seguida intencionalment ».

55.

L’évolution constante de cet auteur et son souci pour intégrer les critiques rend difficile d’en parler génériquement. Ainsi, nous remarquerons que ce que nous disons ici sur la TAC a été déjà dans une certaine mesure reformulé par Habermas (HABERMAS, J : Verité et justification, Gallimard, Paris 2001, 348 P.) à partir de la distinction entre entente et accord.

56.

HABERMAS, J : 1987 op. Cit. (p.297).

57.

GOSSELIN, A: 1995 loc.cit.

58.

HABERMAS, J : 1987 op.cit. (p.337).

59.

Repris aussi par Habermas qui les signale comme le point de départ de sa propre typologie ( HABERMAS, J : TAC vol 1. (p.292).

60.

HABERMAS, J : 1987 op.cit. (p.104).

61.

in CUSSET, Y et HABER, S (dir.) : Habermas et Foucault. Parcours croisés, confrontations critiques, CNRS, Paris 2006 (p.214).

62.

Souvent rendu à travers la littérature ou les arts en général, toutes les expériences totalitaires semblent se retrouver à un moment dans une situation où la norme devient elle-même une forme d’action. C’est le cas décrit par MILOSZ dans La pensée captive, par SEMPRUN dans le récit sur son expérience dans le PCE, De BASHKIM SHEHU sur l’Albanie d’Enver Hoxka, c’est également le cas bien qu’il ne s’agisse pas d’un témoignage, de la fiction de Jonathan LITTEL sur le régime Nazi et de l’infinité d’exemples qui comblent les bibliothèques de chacun. Qu’on nous permette toutefois, par l’originalité et par la relative nouveauté du texte, de faire référence à une nouvelle d’un auteur Espagnol, Alberto Méndez (MÉNDEZ, A : Los girasoles ciegos, Anagrama, Barcelona 2004). Il s’agit de l’histoire, imaginée, d’un soldat franquiste qui se rend à l’ennemi à la veille de la prise de Madrid par sa propre armée. Il se rend parce qu’il ne supporte plus d’être un vainqueur qui veut détruire les vaincus ; il sait que Madrid tombera le lendemain, il sait aussi que Madrid aurait pu tomber bien plus tôt, il prend conscience que la guerre comme action mécanique d’anéantissement a pris largement le dessus sur la guerre comme engagement idéologique. Ce soldat réalisera toutefois qu’il n’est ni un vaincu, ni un vainqueur ; il n’est même pas un prisonnier, serait-il un traître ? Serait-il un déserteur ? Il a voulu redevenir un homme mais les hommes ne veulent pas de lui : il faut le tuer. Sauf qu’il est fusillé en tant qu’homme et non en tant qu’ennemi et c’est cela, étrangement, qui lui sauvera la vie...

63.

DERANTY, J.F : Droit et démocratie entre dissolution biopolitique et reconstruction normativiste: Agamben, Foucault, Habermas, Honneth in Habermas et Foucaut. Parcours croisés, confrontations critiques, CUSSET, Y et HABER, S (dir.) CNRS, Paris 2006.

64.

C’est une des raisons pour lesquelles en Union Soviétique ou en Chine encore aujourd’hui, les opposants politiques sont très souvent envoyés dans des asiles psychiatriques.

65.

FABRA, P : 2004 op.cit (p.551).

66.

HABERMAS, J : 1987, op.cit. (p107).

67.

Idem (p.123)

68.

LAMIZET, B : Esthétique de la limite et dialectique de l’émotion in MOTS. Émotion dans les médias, nº75, Julliet 2004 (p.38).

69.

LITTEL, J : Les Bienveillantes, Gallimard, Paris 2006 (p.574).

70.

Définition donnée par Giovanna Borradori : BorradorI,G : Le <concept> du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre décembre 2001), Paris, Galilée, 2003, (p.83).