1.2. L’action et le discours (II)

Nous dirons que nous nous trouvons face à un défaut de communication lorsqu’il n’y a pas d’interprétation rationnelle possible de l’action, parce que l’on ne trouve que deux, voire une seule des trois instances de la communication  (les acteurs, le monde et l’interprète). Face à des telles situations (les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, mais aussi la décision d’entreprendre une guerre en Irak, par exemple 71 )il semble possible d’utiliser le terme quelque peu provocateur, mais qui a le mérite d’être clair, de « mal social ».

Dans une démarche d’analyse discursive, cette évaluation se produit au moyen d’une méthode qui associe l’analyse des conditions de production d’un texte (qui crée le monde ?) avec les aspects pragmatiques qui en découlent (de quel monde s’agit-il?). Patrick Charaudeau écrit, en conclusion d’un article sur l’analyse du discours politique que :

‘« La question de fond pour l’analyse du discours politique est de savoir dans quelle mesure celui-ci est susceptible de révéler les caractéristiques de la réalité du pouvoir, d’un pouvoir qui est, pour l’essentiel, action » 72

Cela nous permet d’établir une nouvelle hypothèse méthodologique à partir de laquelle pourra prendre forme le travail empirique de cette thèse : l’action collective est pensable sémiotiquement à partir du rapport qui se produit entre l’opinion publique et le pouvoir et ce parce que, comme on le verra dans notre troisième partie, cette hypothèse tient au fait que le rapport (paradigmatique et syntagmatique) entre langue et parole peut être transposé à l’identique entre le pouvoir et l’opinion publique.

Pour revenir à la problématique du pouvoir dans le discours politique, si nous comprenons bien la phrase de Charaudeau « révéler les caractéristiques de la réalité du pouvoir » l’analyse discursive n’entend pas atteindre une réalité quelconque, car cela reviendrait à avoir le pouvoir et non le comprendre 73 ; il s’agit précisément de comprendre en quoi cette réalité consiste ou, autrement dit, de définir le sens de ce pouvoir. Il semble donc nécessaire, pour que l’étude ultérieure du concept d’opinion publique nous permette de construire un cadre méthodologique complet, de nous attarder un moment sur le rapport entre le discours et le pouvoir d’un point de vue philosophique.

La question de fond de l’analyse du discours politique, nous dit Charaudeau, est la question de savoir dans quelle mesure les pratiques d’analyse discursive du fait politiquepeuvent effectivement atteindre leurs objectifs. Cela revient à dire que l’analyse du discours politique demeure toujours suspecte et qu’elle risque de s’enfermer dans une circularité : d’une part elle se propose de comprendre l’action du pouvoir ; de l’autre elle se demande si elle en est capable. La réponse de Charaudeau, qui est au bout du compte la plus logique, est la réponse pragmatique qui consiste à analyser le discours politique pour comprendre l’action du pouvoir et montrer par la même occasion l’efficacité de la méthode.

Nous avons été plus ou moins consciemment interpellé par cette question tout au long de ce travail. On ne s’engage pas en effet dans une analyse de longue durée sans être persuadé de sa pertinence. Certes, l’institution universitaire avec ses lieux d’appartenance académique joue le rôle de contrôle social au même titre que l’opinion publique le fait dans l’espace public, et nous aide ainsi à choisir une méthode ou un paradigme 74  ; mais à l’origine de cette thèse, il devait y avoir, à côté des raisons sociologiques, une quelconque intuition, probablement partagée avec un nombre suffisant d’autres personnes, mais qui n’était encore qu’une intuition, concernant la pertinence d’une analyse du discours politique.

De fait, l’usage que nous faisons ici du terme pertinence est, nous semble-t-il, éclairant en lui-même : nous postulons, en somme, que si l’analyse du discours politique s’est avéré à nos yeux une voie possible pour la compréhension du pouvoir politique, c’est parce qu’il apportait de nouveaux éléments à une structure cognitive de départ. Il est ainsi possible d’affirmer, dans le sens de Sperber et Wilson 75 , que nous « savons » que l’analyse du discours politique est une forme de communication. Mais cela nous permet aussi d’appréhender les limites de la théorie de la pertinence, en ce qu’elle se restreint à un type de savoir : nous avons mis en place une méthode d’analyse du discours politique parce que nous savions qu’elle allait nous apporter un savoir. Or, la communication n’est pas que du savoir si l’on suit l’approche de Bernard Lamizet à laquelle nous souscrivons :

‘« Le langage présente une particularité sur d’autres types de faits sociaux : il représente le monde en étant autonome par rapport à lui. Entre le langage et le monde, s’instaure la distance, nécessaire et irréductible, qui sépare la représentation du représenté - qui sépare la réalité des formes qui en sont l’image. Nous voudrions situer la communication dans l’espace de cette distance » 76

La différence entre la méthode choisie pour sa pertinence et les processus de communication auxquels elle nous permet de participer est la même que celle qui existe entre l’usage d’un langage et la participation à une pratique communicationnelle. Nous ne croyons pas trahir Sperber et Wilson si nous considérons leur ouvrage comme une explication du langage, voire des langages, plutôt que de la communication.

L’analyse du discours politique est alors elle-même un langage, elle est, comme tout langage, soumise aux contraintes de la pertinence et, comme tout langage elle n’est pas mise en cause tant que nous sommes capables de la pratiquer et de la partager. C’est par ce biais que nous faisons nôtre la réponse pragmatique de Charaudeau quant à l’efficacité de l’analyse du discours politique. Mais c’est aussi pour cela que nous sommes dans l’obligation de mettre en place un appareil méthodologique qui puisse articuler au moins trois langages : celui que nous mettons en œuvre dans l’analyse, le langage politique déployé dans notre corpus (c’est-à-dire les traditions politiques exprimées par le langage des acteurs politiques dont le discours est analysé) et les langages spécifiques (celui des affiches ou celui des journaux) sur lesquels nous produisons nos analyses. Nous pourrons alors adhérer à une conception du discours selon laquelle ‘ « le discours ne délimite pas un domaine qui puisse être étudié par une discipline consistante. C’est davantage une manière d’appréhender le langage » 77 .

Notes
71.

Nous avons décrit les caractéristiques communicationnelles des discours tenus par M. Villepin et M. Powel au sein du conseil de sécurité des Nations Unies depuis le prisme du cosmopolitisme habermassien, dans un article paru dans la revue Études Internationales : RAMONEDA, T : « Le sujet cosmopolite à la lumière des Sciences de l’Information et de la Communication » in RAMEL, F (dir.) : Philosophie et Relations internationales. Regards contemporains. Études Internationales, volume XXXVIII, nº1 mars 2007 pp. 51-71.

72.

CHARAUDEAU, P: « ¿Para qué sirve analizar el discurso político? » in De Signis. La comunicación política. Transformaciones del espacio público, nº 2, avril 2002 (p.122).

73.

On peut souligner au passage que l’intention d’exercer un pouvoir est une des caractéristiques du commentaire politique.

74.

Depuis le l’ouvrage de Kuhn (KUHN, Th. S : La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion 1972) jusqu’aux travaux de Latour (LATOUR, B : La Science en action, La Découverte, Paris 1989) ou les recherches de Bourdieu (BOURDIEU, P : Homo academicus, Minuit, Paris 1992 304 P.), sans oublier la quantité d’essais plus ou moins documentés sur le milieu universitaire, la panoplie de disciplines et de problématiques qu’ont abordé la question de l’influence institutionnelle dans les recherches scientifiques,nous permettent, au moins, de considérer cette question comme une variable importante dans la production d’une recherche.

75.

SPERBER, D et WILSON, D: La pertinence. Communication et cognition, Minuit, Paris 1989, 393 P.

76.

LAMIZET, B : Les lieux de la communication, Mardaga, Liège 1992 (pp 8-9)

77.

CHARAUDEAU, P et MAINGUENEAU, D. (dir.) Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil 2002 (p.190)