1.4.7.1 Le langage journalistique : reconnaissance 

Un journal ne se lit pas d’un trait, il ne se lit pas non plus avec la même attention qu’un livre ni avec la même linéarité 107 . Les titres journalistiques ont de ce fait un statut très important puisque le lecteur les utilise comme repères dans son parcours de lecture. En revanche, le lieu de la réception est temporellement très proche, comme nous l’indiquions en référence aux critères de pertinence que guident les choix des informations, du lieu de la production (quelques heures à peine peuvent séparer l’écriture d’une information et sa publication) par rapport à d’autres formes de communication basées sur l’écriture (comme la littérature où la présence du lecteur, même si elle existe, s’exprime dans une temporalité plus longue) du lieu de la production 108 .

On peut croire que le lecteur reconnaît le monde qui est décrit dans le journal, sans pour autant nécessairement le connaître. Certains événements sont ainsi très difficilement appréhendables et mettent du temps à trouver leur forme de reconnaissance ; à cet effet, l’usage des rubriques et des sections joue un rôle prépondérant dans la mise en place d’un processus de communication. L’exemple qui suit, extrait de notre travail de Master recherche 109 , montre la mise en place progressive dans le journal Le Monde d’une forme de reconnaissance d’une situation nouvelle. Nous avons, dans ce travail, recensé les rubriques contenant des titres se rapportant à l’Europe entre le 13 et le 19 septembre 2001 afin de définir la situation de communication dans laquelle les deux journaux analysés, Le Monde et El PAIS, situaient l’Union Européenne dans le contexte géopolitique ouvert par les attentats survenus aux Etats-Unis. L’image suivante montre la distribution des rubriques apparues dans le journal Le Monde durant cette semaine. Chacune des cases correspond à la jonction d’une date (axe des ordonnées) et d’une rubrique codée (axe des coordonnées), les cases contenant une croix indiquent la présence de la rubrique.

La composition de cette image montre comment un événement devient reconnaissable à partir de la succession des énoncés utilisés pour le désigner. Nous connaissons le rôle rempli par les rubriques dans la construction médiatique des événements dès lors qu’elles permettent de faire rentrer les informations dans des classifications déjà acquises 110 . Dans l’exemple que nous reproduisons ici, le journal Le Monde assigne chaque jour un lieu de reconnaissance différent à l’Europe dans sa relation avec ces attentats. Ce lieu étant successivement « le monde », « la coalition internationale » et « l’Europe », ce dernier lieu apparaissant par opposition aux Etats-Unis. Chacun de ces lieux de reconnaissance comporte une forme distincte de définition de l’espace européen (continent géographique, représentation institutionnelle, équivalence étatique...).

La reconnaissance comme critère propre au lieu de la réception journalistique est ainsi analysable sémiotiquement par l’usage et la distribution des rubriques dans le corpus analysé. Rappelons que la reconnaissance est ‘ « le moment où le sujet confère à l’autre une dimension symbolique, en même temps que la dimension réelle d’un objet de perception » 111 , ’de manière que l’évolution dans la désignation d’un événement ou d’un acteur, au moyen par exemple des rubriques dans lesquels il est inséré, nous informe de la manière dont lui est conférée une dimension réelle et symbolique.

Notes
107.

Le livre se lit souvent de manière linéaire, même s’il est parfois abordé de manière non linéaire. Le journal est en revanche pensé pour ne pas être lu de manière linéaire.

108.

L’ouvrage d’Umberto Eco sur le rôle du lecteur dans la construction du sens de l’œuvre littéraire décrit très bien cette relation qui s’établit entre l’œuvre et le lecteur où l’objet littéraire devient le lieu de reconnaissance commun à l’écrivain et au lecteur, tous les deux ayant pris une distance avec celui-ci (ECO, U : Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Grasset, Paris 1985). Cette «fausse autonomie de l’œuvre », fausse parce que toujours dépendante de son interprétation comme de sa production, mais autonomie parce qu’elle engage l’œuvre avant que son producteur, n’est pas du même ordre dans le cas du journalisme. Le journaliste est, paradoxalement peut-être, plus responsable de son texte face au lecteur que ne l’est l’écrivain.

109.

RAMONEDA, T (sous la direction d’Isabelle Garcin-Marrou) : L’Europe médiatique : une analyse de l’espace public européen, Juin 2003. Consultable en ligne sur : www.memsic.ccsd.cnrs.fr

110.

VERÓN, E : Construire l’événement. Le s médias et l 'accident de Three Mile Island, Minuit, Paris 1981, 176 P.

111.

LAMIZET, B : La médiation politique, L’Harmattan, Paris 1998 (p.110).