2.1.1 Les actes de langage

À partir de la distinction mise en œuvre par Austin entre deux jeux de langage (le constatif et le performatif), les « actes de langage » de Searle ont la particularité, en tant que théorie, de brouiller la coupure sémiotique. La découverte d’Austin introduisait l’obligation de penser le langage dans son rapport avec le monde puisque la ‘ « qualité performative n’est pas une propriété lexicale intrinsèque mais une propriété potentielle dépendante des conditions de discours 121  » que nous pouvons, par ailleurs, placer à la suite de Patrick Charaudeau, dans des situations de communication. Il n’y a, en effet, aucune forme de performativité du langage en dehors d’un contexte communicationnel. C’est de ce fait un contre sens que d’interpréter les actes de parole décrits pas Austin comme l’assignation d’un pouvoir quelconque à la parole indépendamment de son contexte d’énonciation.

Étant donné les nombreux jeux de langagepossibles, (Wittgenstein en avait postuléun nombre infini) Austin propose une distinction ternaire à partir de l’introduction de la force illocutoire :

‘« Nous avons distingué l’acte locutoire (...) qui possède une signification ; l’acte illocutoire où le fait de dire a une certaine valeur (force) ; et l’acte perlocutoire, qui est l’obtention de certains effets par la parole » 122 .’

Dans toute énonciation, au moins l’un de ces actes serait accompli. Mais c’est paradoxalement l’acte locutoire qui va finir par poser problème à Austin. Car une fois acceptée l’existence de certains actes de parole (avec Austin, nous ne sommes pas encore dans la théorie des actes de langage) où se trouve la frontière entre l’acte et la description ? Ou, pour le formuler autrement, où se situe la frontière entre le réel et le symbolique ?

Comme le remarque Oswald Ducrot dans la préface aux « Actes de langage » de Searle 123 , l’acte rhétique (l’expression d’une certaine signification) pose un problème : on se demande, par exemple, si la signification est la même lorsque l’on émet une promesse ou lorsque l’on fait une affirmation. Ducrot en tire une distinction entre acte illocutionnaire et acte locutionnaire, différente de celle qui avait été donnée par Austin, de telle sorte qu’ ‘ « on appellera locutionnaires certains caractères sémantiques d’un énoncé s’ils peuvent être définis indépendamment des résultats produits, dans la situation de discours, par l’énonciation de l’énoncé » 124 . Mais il apparaît alors que cette définition ‘ « risque de n’avoir pas grand objet, de ne dénoter qu’une classe vide – en ce qui concerne au moins les langues naturelles » 125 .

La théorie des actes de langage de Searle viendrait en quelque sorte combler ces lacunes austiniennes à partir de deux éléments essentiels :

- l’introduction du principe d’exprimabilité : « ‘ Pour toute signification X et pour tout locuteur L, chaque fois que L veut signifier (a l’intention de transmettre, désire communiquer, etc.) X alors il est possible qu’il existe une expression E, telle qu’E soit l’expression exacte ou la formulation exacte de X ’ » 126 .

- La reconstruction de la taxonomie des valeurs illocutoires à partir de quatre critères de choix essentiels : 1) Le but illocutoire 2) la direction d’ajustement 3) l’état psychologique et 4) le contenu propositionnel.

Cela donne lieu d’une partà cinq types de « forces illocutoires primitives » contenues dans des actes assertifs, directifs, promissifs, expressifs ou déclaratifs et d’autre partà ce que Habermas désigne comme les trois éléments essentiels qui constituent les actes de langage : l’élément performatif, l’élément propositionnel et l’élément assertorique 127 . Or, comme le souligne Bernard Lamizet, les théories de la performativité ne nous permettent de tenir compte de la figure de l’autre que comme un acteur rendant possible la communication, et non comme un sujet qui la fonderait 128 . Nous souscrivons a cette remarque en y proposant toutefois une modification : il nous semble que les théories de la performativité (et l’approche interactionnelle du langage en général) font de l’autre un acteur rendant possible la communication  et, c’est ce que nous souhaitons ajouter comme modification ; elles nous permettent ainsi de situer l’autre en tant que sujet fondateur de la communication, dans un espace social 129 . C’est donc une conséquence logique de la théorie des actes de langage de considérer le rôle du langage dans la réalité sociale, comme l’a fait Searle dans son parcours théorique.

Toute pratique communicationnelle produit donc du sens en même temps qu’elle s’insère dans un espace social d’interaction :c’est à ce double rapport entre le sujet communicant et le monde, et entre le sujet agissant et le mondeque nous nous intéressons à partir de la conception intentionnaliste de la signification développée par John R. Searle et basée sur ce qu’il est convenu d’appeler un réalisme naïf qui vise à reconnaître l’existence d’une réalité indépendante de la perception humaine.

Notes
121.

Idem (p. 32).

122.

AUSTIN, J.L : Quand dire c’est faire, Seuil, Paris 1970 (p.129).

123.

SEARLE, J : Les Actes de Langage. Essai de philosophie du langage, Hermann , Paris 1972, 260 P.

124.

DUCROT, O : préface à SEARLE, J : Les Actes de Langage. Essai de philosophie du langage, Hermann , Paris 1972 (p. 27).

125.

Idem.

126.

Ibid. (p. 56)

127.

HABERMAS, J : 1987 vol. 2.

128.

LAMIZET, B: 1992, op.cit

129.

Nous pouvons situer l’origine de cette conception intentionnelle de la communication dans les travaux de Grice en ce qu’il se proposait de rendre compte de l’importance de la coopération pour la réussite de la communication.