La réalité occupe, en effet, une place prépondérante dans la philosophie du langage de Searle : il se situe à distance, aussi bien d’une pragmatique constructiviste que d’un positivisme structural, sans pour autant prôner unjuste milieu, ce qui l’amène à s’intéresser à l’intentionnalité selon une approche originale, différente de celle qui a été mise en place dans la tradition phénoménologique :
‘« Si l’objet matériel est le seul objet possible pour la perception, c’est que la perception a un contenu Intentionnel, lequel est porté par une expérience visuelle » 130 .’Cette expérience de la perception est du même ordre que celle de la parole dans les actes de langage. Cela veut dire que la signification s’opère à partir d’une relation de représentation qui n’est pas déterminée par le monde réel, qui n’est pas le fruit de la libre volonté de l’individu et quin’est pas entièrement définissable par une communauté d’individus. La signification, en tant que processus dénué de sens,c’est-à-dire en ce qui concerne sa composante réelle, doit s’expliquer par un concept fondé sur la relation. Searle désigne avec le terme « arrière-plan » cette composante réelle du processus de signification.
L’arrière-plan est ‘ « l’ensemble de capacités mentales non représentatives qui est la condition d’exercice de toute représentation » ’ 131 . Il s’agit plus précisément d’un élément réel qui ne saurait pas se laisser réduire à une quelconque construction sociale : ‘ « Ce que j’appelle Arrière-plan dérive en fait de toute une accumulation de relations que chaque être biologique social entretient avec le monde qui ’ ‘ l’entoure » ’. 132 Toutefois, il ne s’agit pas non plus d’un ensemble de déterminations biologiques d’un ordre quelconque :
‘« L’Arrière-plan n’est donc ni un ensemble de choses ni un ensemble de relations mystérieuses entre les choses et nous, mais il est un ensemble de compétences, de positions, d’assomptions et de présuppositions pré-intentionnelles, de pratiques et d’habitudes. Et toutes ces capacités sont, pour autant qu’on sache, réalisées dans des cerveaux et dans des corps humains. Il n’y a absolument rien de <transcendantal> ou de <métaphysique> dans l’arrière-plan au sens où je l’entends » 133 .’On verra plus tard la composition de cet ensemble de compétences pré-intentionnelles. Pour l’instant, il nous intéresse de souligner qu’en suivant les travaux de Searle, nous établissons un lieu d’origine dans l’existence de toute entité sociale (et les institutions, comme par exemple l’UE, en font partie) qui se situe dans la réalité des individus. Le travail de Searle contenu dans les trois ouvrages que nous examinons ici (Les actes de langage, L’intentionnalité et La construction de la réalité sociale) porte précisément sur la problématique que cela soulève : cette réalité à l’origine des institutions ne pouvant être partagée qu’au moyen du langage, la réalité institutionnelle n’est effective que par l’existence des processus de communication. Comment est-il alors possible, semble s’être demandé Searle dans sa démarche théorique, d’expliquer le processus par lequel un individu (acteur relationnel) peut se donner un sens à lui-même et en attribuer un à l’autre afin de devenir sujet (être communicant) ? Avec le concept d’arrière-plan Searle propose la solution réaliste suivante : ce processus est contenu dans la réalité même de l’individu.
Cela n’implique pas pour autant que la société existe parce que nos états pré-intentionnels le « voudraient » ainsi, mais cela implique en revancheque la société existe parce qu’il est possible qu’elle existe étant donnés ces états pré-intentionnels 134 . Un processus de signification intentionnelle commence ainsi à se dessiner à partir des rapports qui s’établissent entre les objets et les sujets de la perception. La distance entre le sujet percevant et l’objet perçu devient, de ce fait, l’élément déterminant dans la reconnaissance collective des réalités sociales.
SEARLE, J : 1985 op.cit (p. 82).
Idem (p. 174).
Ibid. (p. 186).
Ibid. (p. 187).
Il s’agit ici du noyau de la conception de la société chez Searle : la réalité biologique de l’individu le prédispose à construire des relations sociales, nous dit le philosophe américain, mais elle n’en détermine pas la forme ni le contenu. Cette prédisposition ne suppose même pas la mise en place d’un monde social. Toute la pensée de Searle repose sur cette conception réaliste selon laquelle ce qui existe pourrait avoir une autre forme, pourrait même ne pas exister, mais n’aurait pas lieu si cela ne s’accordait pas aux possibilités contenues dans la réalité préexistant à toute forme de signification.