Sui-référentialité des actes de langage

Avec son travail sur l’intentionnalité, Searle propose en effet d’ajouter à la direction d’ajustement propre aux actes de langage la direction de causalité : dans tout rapport intentionnel il y a une distance entre les mots et le monde qui peut être comblée à partir de deux directions : de la chose au mot ou du mot à la chose. La direction d’ajustement du mot à la chose est propre aux actes assertifs : si je dis « la voiture est rouge », mon affirmation sera évaluée selon un principe de vérité qui tient à la couleur de la voiture en question : l’affirmation est vraie si elle s’ajuste à un état de choses, en l’occurrence la couleur de la voiture. À l’inverse, si je fais une promesse du genre « je promets de terminer ma thèse pour cet été », la direction d’ajustement de cet énoncé ira du monde aux mots, l’accomplissement de l’acte énoncé, une promesse, dépendant de l’accomplissement effectif de ce qui y est énoncé. La vérité de l’énoncé, le fait que ce soit en effet une promesse que je tiens à respecter étant, en revanche, reliée à mon action sur le monde.

Ildevient alors évident, et Searle en fut conscient au point d’entreprendre une nouvelle recherche, que la direction d’ajustement rendant compte d’une relation entre les mots et les choses ne suffit pas à expliquer les formes de médiation propres au langage pour une raison très simple : elle oublie les sujets du langage. C’est dans ce dessein que Searle entreprend sa recherche sur l’intentionnalité et qu’il ajoute à la direction d’ajustement définie dans les actes de langage, la notion de direction de causalité : en plus de la relation entre les mots et le monde, tout acte de langage met aussi en place une relation entre le sujet agissant et l’objet sur lequel il agit. Cette relation est du même ordre que la direction d’ajustement, c’est-à-dire intentionnelle, mais dans le sens inverse. Ainsi, dans « je promets de finir ma thèse pour cet été », la direction d’ajustement décrite plus haut est couplée d’une direction de causalité entre je (sujet communicant) et le monde (une thèse finie) dont la direction vadu sujet vers le monde. L’accomplissement de cette action (promesse de finir ma thèse) n’est donc pas une condition pour l’accomplissement de l’acte de langage (la promesse), elle est une condition pour la vérification de l’énoncé porteur de cette promesse.

Searle introduit ainsi, avec le principe d’intentionnalité, la distinction essentielle entre les actions dans le monde, soumises comme nous l’avons vu dans le premier chapitreaux principes rationnels de vérification, et les énoncés sur le monde soumis aux conditions de satisfaction.

Nous pouvons dès lors insister sur le fait que « l’action par le langage » ne doit pas être comprise comme étant un rapport de causalité entre un émetteur et un récepteur mais entre le sujet (le je qui parle) et le monde (l’accomplissement de l’acte de parler). C’est ce que nous pouvons nommer avec Searle l’expérience de l’action et qui en termes psychanalytiques, pourrait s’exprimer comme une « expérience de soi ». Nous avons fait appel plus haut, à la suite de Bernard Lamizet, au stade du miroir de Lacan. Pour ce psychanalyste, la restitution de la fonction de sujet advient à l’enfant par le biais du langage. « Restitution », parce que perdue dans le stade fondateur du miroir. Ainsi,

‘« La fonction du stade du miroir s’avère pour nous dès lors comme un cas particulier de la fonction de l’imago, qui est d’établir une relation de l’organisme à sa réalité – ou, comme on dit, de l’Innenwelt à l’Umwelt » 138 . ’

Le langage permet, en effet, que cette relation de l’organisme à sa réalité s’ouvre à l’autre et donc permette l’existence du je : la restitution de la fonction de sujet. Ce n’est que par la médiation symbolique du langage (c’est-à-dire par l’usage de la langue) qu’advient la certitude du sujet :

‘« Pour Lacan, il y a l’acte de la parole, ou plus précisément ce qui la fait acte, soit la présence de l’articulation du signifiant. Il y a donc l’énonciation. C’est ce qui fait l’acte de la pensée (et la situe d’emblée dans l’inconscient). Il y a ensuite le passage au signifié, là où de fait on peut parler de l’être. Et c’est à ce moment que devient possible une certitude, qui se constituera proprement et s’affirmera enfin dans l’acte effectif de la parole du sujet » 139 .’

C’est à cette certitude à laquelle nous nous référons avec l’expression « expérience de soi », certitude qui est, nous semble-t-il, une conséquence de ce que nous avons décrit à la suite de Searle comme une « expérience de l’action ». Ainsi, dans le cadre de notre recherche sur les aspects discursifs d’un Espace Public européen, nous pouvons désigner le sujet porteur d’une énonciation comme un sujet signifiant de cet Espace Public, sa présence étant analysable à partir de l’étude des énoncés contenus dans notre corpus :

‘« Je suis dans le monde, et dans mon acte concret de parole je pose la certitude que j’ai de mon existence, et de mon existence comme désirant. Le Je suis est pour Lacan le cœur de ce qui est signifié dans l’acte de parole. La certitude relève de l’énoncé. Elle porte sur l’existence et sur le désir, et cela dans le monde, c’est-à-dire, dans un ordre d’anticipation » 140 . ’

Les énoncés du corpus nous renseignent donc sur la certitude de l’existence des sujets du langage et donc des processus de communication liés aux discours qui les englobent.

Notes
138.

LACAN, J : « Le stade du miroir comme fondateur de la fonction du Je », in Ecrits I, Seuil, Paris 1999, (p.92).

139.

JURANVILLE, A : Lacan et la philosophie, Puf, Paris 2003 (p.143)

140.

Idem. (p.148) C’est nous qui soulignons.