Les sujets du langage

Nous avons déjà préciséle sens large que Charaudeau attribue à la notion d’« acte de langage ». Ainsi, compris comme des actes de communication, ils sont structurés à partir de deux espaces : l’espace de la constriction (lieu de contraintes) et l’espace de la stratégie (possibilités d’élection pour mettre en scène un acte) de telle sorte que lorsque l’on tient compte du principe de pertinence qui se réfère à tous les éléments nécessaires pour pouvoir communiquer tout en étant extérieurs à l’acte langagier, la distinction entre deux espaces de signifiance, externe et interne à la verbalisation, donne lieu à deux types de sujets de langage : d’une part les partenaires (des êtres sociaux qui possèdent des intentions) et de l’autre les protagonistes (des êtres de parole responsables de leurs actes d’énonciation). Ainsi,

‘« définissant l’acte de langage comme naissant dans une situation concrète d’échange, relevant d’une intentionnalité, s’organisant autour d’un espace de contraintes et d’espaces de stratégies et signifiant dans une interdépendance entre un espace externe et un espace interne, nous a amené à proposer un modèle de structuration à trois niveaux » 141

Ces trois niveaux sont constitués par :

- Un niveau situationnel qui informe sur les données de l’espace externe en même temps qu’il constitue l’espace de constrictions de l’acte de langage et où sont déterminés la finalité de l’acte, l’identité des partenaires, le domaine du savoir et le dispositif.

-Un niveau communicationnel où sont définies les différentes manières de parler (ou d’écrire) de telle sorte que les sujets de la communication ‘ « …justifient leur <droit à la parole> (finalité) montrant leur ’ ‘ <identité> et leur permettant de traiter d’un certain thème (propos) dans certaines circonstances (dispositif) » 142

-Un niveau discursif, enfin, où se produit l’intervention du sujet parlant devenu énonciateur et qui doit satisfaire à des conditions de légitimité (principe d’altérité), de crédibilité (principe de pertinence) et de captation (principe d’influence et de régulation) afin de pouvoir produire un texte, c’est-à-dire, un ensemble d’actes de discours.

Cela donne lieu à une conception intentionnelle de la communication en accord avec les formes rationnelles d’agir décrites plus haut, cequi nous permet de revenir sur la Théorie de l’Agir Communicationnel à partir des rapports qui s’instaurent entre le « je » et le « tu » acteurs de la communication (que nous désignerons Je énonciateur et Tu interprétant) et le « monde » qui est énoncé dans ce processus de communication.

Le concept de monde désigne chez Habermas le domaine de la réalité auquel fait référence le langage à partir du système de prétentions à la validité qui le compose. Ainsi, selon qu’un sujet réalise un type ou un autre d’acte de parole, il fera référence à un domaine de réalité différent : un acte de parole assertif fait référence à un « monde objectif » constitué d’états de choses et indépendant de nous 143  ; un acte de parole normatif (une promesse, une ordre, des excuses...) fait référence à un « monde social » constitué de relations interpersonnelles et donc dépendant de nous ; avec un acte de parole expressif le sujet fait référence à un « monde subjectif » interne. Pere Fabra note que Habermas avait d’abord mis en place cette distinction, avant de la formaliser dans la TAC, à partir des notions de « nature externe », « société (ou réalité sociale) » et « nature interne » respectivement 144 . Il s’agit d’une distinction formelle, visant à décrire le type de relation intentionnelle mise en œuvre dans les processus de communication. Le concept de monde ne renvoie pas à un contenu descriptif quelconque auquel se référerait les sujets de la communication, il désigne au contraire l’accord nécessaire concernant le type de réalité sur laquelle portent les énoncés produits dans le processus de communication. La description des différents types d’agir présentée plus haut (c.f I.1.1.1) peut donc être reprise dans une théorie intentionnelle de la communication de la manière suivante :

Les acteurs de la communication ne sont toutefois pas des sujets du discours tant qu’ils ne peuvent pas être reconnus comme faisant partie du monde énoncé. C’est à partir de cette reconnaissance de la subjectivité dans le monde que la communication devient une forme de structuration de l’espace public et cela se produit au moyen du rôle de l’interprète qui apparaît lors de la mise en place du type d’agir communicationnel :

L’interprète désigne à la fois le destinataire de l’énonciation, en tant que sujet interprétant des paroles énoncés, et la possibilité de cette interprétation. C’est pourquoi il ne s’agit pas d’un acteur du processus de communication (ceux-ci étant le Je E et le Tu I) ni d’un être de parole du discours énoncé. L’interprète désigne l’instance imaginaire fondatrice du lien social, par opposition au sujet qui désigne l’instance réelle fondatrice de la communication. La rationalité des deux formes d’agir restantes (l’agir par habitus et l’agir affectuel) se caractérise enfin par l’abolition de la distance intentionnelle propre aux formes de représentation. Que ce soit parce qu’il n’y a pas d’accord concernant le type de monde sur lequel porte l’action (agir affectuel) ou bien parce qu’il n’y a pas de référence à un monde commun (agir par habitus).

Il nous est donc possible de conclure au rapprochement entre l’agir communicationnel de Habermas et l’approche intentionnelle de John R. Searle soulignant le fait que la problématique de l’auteur américain nous permet de placer l’interprète, en tant qu’instance imaginaire, au centre de la construction de la réalité sociale qui découle des sujets du langage. Nous sommes donc en mesure de produire une première analyse du corpus visant à décrire les caractéristiques d’un « je » énonciateur pour chacun des journaux et chacune des affiches analysées.

Notre hypothèse de travail soutient que la présence d’un « je » énonciateur implique celle d’un « tu » énonciataire et que la description du premier nous informe sur les caractéristiques intentionnelles de la situation de communication dans laquelle s’insèrent les discours analysés.

Notes
141.

CHARAUDEAU, P: Une analyse sémiolinguistique du discours in Langages nº 117, 1995 (p. 102).

142.

Idem p.103

143.

La différence entre la réalité « externe », c’est-à-dire indépendante du langage, et la réalité « interne », dépendante du langage, sera abordée dans la deuxième partie de cette thèse à partir de la théorie des faits institutionnels de Searle.

144.

FABRA,P : 2004 op.cit.