2.2. La constitution d’un « Je » énonciateur

Le préalable à l’instauration d’un contrat de communication est l’identification des deux partenaires de l’échange : il n’y a pas de communication possible sans l’identification des sujets communicants. Le nom du journal est, en ce sens, un énoncé qui permet l’identification d’une instance communicante et qui assure, ainsi, l’existence symbolique de chaque journal en tant qu’institution différente des autres et partageant le même espace communicationnel. Le nom du journal est pour cela une entité complexe qui fait partie d’une chaîne signifiante plus large et que l’on peut décomposer à partir des quatre rôles qu’il remplit dans le processus de mise en place de ce contrat de communication.

L’approche du nom du journal à partir des rôles qu’il remplit dans le dispositif journalistique nous permet de parler, en suivant toujours Mouillaud et Tétu, de l’énoncé nom-de-journal 145 et de l’analyser en tenant compte : a) du rôle de titre (par lequel il s’institue en titre premier du journal), b) du rôle de nom propre (par lequel il permet l’expression publique de l’identité du journal), c) du rôle de signature (par lequel il atteste d’un discours propre au journal), et d) du rôle de dissémination (par lequel il élargit le contrat de communication du journal à d’autres domaines d’information).

Enfin, l’importance du nom-de-journal et sa spécificité par rapport à d’autres institutions médiatiques apparaît de manière significative si on compare le support journalistique aux émissions audiovisuelles : le nom-de-journal comme élément d’identification d’une instance communicante porteuse d’un contrat de communication doit se rapporter dans le cas de la radio et de la télévision au nom de la chaîne 146 .

Il conviendra donc de faire une description succincte des caractéristiques des différents noms-de-journal avant de les analyser dans chacun des rôles qu’ils remplissent, puis d’entrer dans le travail proprement sémiotique.

Six petites genèses

Aucun des noms qui désignent les journaux du corpus n’a été choisi au hasard, et certains d’entre eux ne sont pas passés inaperçus lors de leur apparition. « El PAIS » fut ainsi perçu dès son inscription dans le registre de la propriété en 1971, cinq ans avant la publication du premier numéro, comme un nom à connotation progressiste par sa neutralité face à d’autres termes du même univers sémantique comme « patrie » ou « nation » 147 . Le premier enjeu d’un journal qui voulait être indépendant était précisément de réussir à se doter d’un nom suffisamment neutre pour être accepté dans le registre de la propriété mais également distancié de l’univers sémantique du régime franquiste qui pivotait autour de l’unité nationale. De même, la sobriété choisie pour son design suscitait encore quinze ans plus tard des réactions semblables à celle de l’écrivain Francisco Umbral, une figure plutôt éloignée des cercles de la gauche socialiste assimilés à la ligne éditoriale du journal, lors du dixième anniversaire de celui-ci : ‘ « Avant même de lire le journal, l’acheteur se trouve déjà face à une promesse de modernité, d’objectivité, de ‘ révolution bien élevée’ de progressisme qui ne saurait pas s’arracher les cheveux de papier » ’. 148

Cette « révolution bien élevée » qu’incarnerait EL PAIS d’après Umbral, s’accorde également bien avec la transition espagnole et son exemplarité : rappelons brièvement qu’à la mort de Franco ce fut celui que le dictateur avait désigné comme son successeur, le roi Juan Carlos I, qui lança le processus de démocratisation. Dans un pays toujours partagé entre les vainqueurs et les vaincus, ce fut au moyen de concessions de part et d’autre que la transition eut lieu et que le spectre d’un nouvel affrontement fut écarté. Les difficultés qu’éprouve encore aujourd’hui le gouvernement espagnol de José Luis Rodriguez Zapatero pour mettre en place des initiatives visant à récupérer la « mémoire historique », témoignent de cette particularité espagnole qui se trouve, paradoxalement, à l’origine de ce que l’on appelle une transition exemplaire 149 . EL PAIS aurait donc été, à travers son nom, une première façon « bien élevée » de tourner la page d’une patrie meurtrie par la guerre civile.

Il semble possible de tenter une comparaison entre El PAIS et le journal français LIBERATION. Bien qu’il s’agisse ici d’un journal ouvertement maoïste lors de sa création - ce qui est très loin d’être le cas des entrepreneurs qui mirent en place le journal espagnol 150 - le nom choisi contribue à donner à LIBERATION des connotations plus progressistes que révolutionnaires. Il semble que deux arguments principaux auraient joué en faveur du choix de ce nom : le premier tiendrait au rôle politique qu’allait jouer le journal et qui est contenu dans une phrase assez explicite : ‘ « Libération ce sera, à peu de choses près, la bicyclette Vietnamienne » 151 . ’ Le journal apparaissait donc comme un moyen d’émancipation face à l’empire américain plutôt qu’un outil de lutte contre le capitalisme ou contre les institutions françaises. Le deuxième aurait été une conséquence du contexte politique français ; face à l’accroissement de militants de la Gauche Prolétaire tentés par l’action violente, Libération incarnerait un ‘ « projet constructif apte à canaliser les ardeurs » 152 .

Par ailleurs, ce nom avait déjà été celui d’un journal fondé par un illustre résistant, Emmanuel d’Astier qui fut, entre autres, membre du gouvernement provisoire de De Gaulle et élu communiste plus tard. La reprise de ce titre, que la veuve d’Astier accorda facilement, est un troisième élément pour exprimer l’idée selon laquelle, peut-être que ‘ « l’idée la plus délirante de la presse française de l’après-guerre » 153 était à peine moins délirante que cela, du fait qu’elle incarnait une forme de résistance finalement en accord avec les valeurs de la République française.

Le Figaro est le plus vieux des journaux du corpus. L’absence de travaux historiques sur ce titre empêche d’en connaître l’origine. Figaro est toutefois un personnage connu, doté par Beaumarchais d’un caractère critique et pugnace qui pourrait en faire, si l’on peut se permettre cette hypothèse, la métaphore d’une nouvelle profession : celle de journaliste. Une profession qui était tout aussi nécessaire que méprisable pour les sociétés bourgeoises du XIXème siècle, tout aussi libre et critique que soumise et conservatrice. Ainsi, dans la lettre qui préface le Barbier de Séville, Beaumarchais nous offre, après s’être moqué des critiques journalistiques, un exercice à la fois impertinent, puisque il s’adresse au roi, et très audacieux puisqu’il annonce déjà un rapport intime entre un texte et son lecteur :

‘« Que si, par dépit de la dépendance où je parais vous mettre, vous vous avisiez de jeter le livre en cet instant de votre lecture, c'est, Monsieur, comme si, au milieu de tout autre jugement, vous étiez enlevé du tribunal par la mort, ou tel accident qui vous rayât du nombre des magistrats. Vous ne pouvez éviter de me juger qu'en devenant nul, négatif, anéanti, qu'en cessant d'exister en qualité de mon lecteur » 154

Le rapport entre Le Figaro et Beaumarchais ne peut pas être mis en doute, surtout lorsque l’on tient compte de la devise du journal 155 , mais ce sur quoi nous pouvons nous interroger, c’est sur la raison de ce rapport : s’agissait-il de faire une référence illustrée à la culture française ou bien s’agissait-il d’une référence à l’audace de l’écrivain ? Le nom de journal « Le Figaro » fut une reprise de la part d’Hubert Cartier de Villemessant d’un titre plus ancien qui avait été dirigé par Henri Latouche, écrivain et personnage polémique dont la plus grande vertu était d’avoir édité André Chénier, poète français du XVIIIème siècle. Dès lors, il y aurait peut-être, dans cette reprise, quelque chose de plus subtil qu’une simple référence culturelle. Il semblerait en effet que lorsque Villemessant annonça qu’il souhaitait reprendre Le Figaro, on le traita de fou, et que c’est précisément cela qui l’aurait enfin poussé à mener à bien son projet :

‘« Nous nous séparâmes, je sentais qu’il y avait dans ce mot : Figaro, une telle force d’attraction pour le public qu’on ne manquerait pas de dire que je prenais un titre ambitieux… » 156 .’

Il est difficile de savoir si ce titre ambitieux, ce qui devrait produire une telle force d’attraction sur le public, est cet ancien Figaro d’Henri Latouche dont la rédaction était composée en 1828, selon la manchette du journal, par le comte Almaviva, Figaro, Bartholo, Rosine etc. Ou bien s’agit-il du personnage lui-même, à qui Beaumarchais fait dire, dans Le mariage de Figaro, ce qui aujourd’hui fait la devise du journal :

‘« je lui dirais (...) que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits » 157 . ’

Un auteur et un personnage sont aussi proches que distants et il n’est jamais possible d’affirmer que tel ou tel personnage est la voix de l’auteur. De même, un journal n’est pas seulement la voix d’un directeur, mais aussi un ensemble d’éléments qui donnent forme à un dispositif.

Villemessant voulait attirer l’attention du public et Beaumarchais dans ses écrits remarque le pouvoir qu’il a sur le public qui n’existe qu’en tant que lecteur de ce qu’il écrit. Figaro était ainsi pour cet auteur un personnage qui, s’adressant au public, lui permettait d’exercer ce pouvoir de création. Était-ce aussi la caractéristique du Figaro  aux yeux de Villemessant ? Nous ne pouvons pas nous prononcer mais nous pouvons toutefois noter que « Le Figaro » contenait, au milieu du XIXème siècle, une forte densité sémantique qui contribua sans doute à sa rapide progression.

L’autre journal plus que séculaire qui compose notre corpus est ABC. Dans ce cas, le nom ne semble pas avoir soulevé de polémique ni être à l’origine d’une quelconque prise de position. ABC est un des seuls journaux au monde à appartenir toujours, plus d’un siècle après sa création, à la même famille. C’est seulement en ce sens que les lettres ABC peuvent nous faire penser à la droiture d’une entreprise paternaliste, d’une figure classique de patron en accord avec l’identité politique que le journal assume aujourd’hui en Espagne. Mais il ne s’agit que d’une impression que, de plus, nous ressentons cent ans plus tard et certainement biaisée par le bon sens 158 . À ses origines, ABC se présentait comme étant tout simplement un journal indépendant.

Il reste enfin à traiter les deux journaux qui contiennent le mot monde dans leur nom : El Mundo del siglo XXI et Le Monde. Le journal espagnol est devenu tout simplement El Mundo avec le temps et son insertion dans l’espace de la quotidienneté, ce qui marque à la fois la référence à son « homonyme » français et sa distance. On peut penser que, d’une part, ce nom permet au journal de se référer à un des grands titres de la presse européenne sous la responsabilité de ses lecteurs : ce sont eux qui adoptent ce nom. Tandis que d’autre part, il se distingue également du journal français par une référence à l’avenir. Nous verrons cela par la suite. Fondé en 1989, ce journal a été un des acteurs principaux dans la mise en lumière des scandales de corruption de la dernière étape socialiste avant celle de M. Zapatero.

De son côté, Le Monde, avec sa typographie gothique caractéristique, s’affiche comme étant toujours « fidèle » à lui-même. Son fondateur, Hubert-Beuve Méry hésitait entre trois noms : Le Continent, L’Univers et Le Monde 159 . Les trois noms ont en commun une rupture sémantique avec Le Temps, journal dont Le Monde est, en quelque sorte le successeur. Il semble important de souligner les implications d’un tel changement : de l’expression d’un temps, le journal passe à l’expression d’un monde et ce monde est soumis à une temporalité courte, scandée par l’actualité et sans autre raison d’être que la causalité des faits qui s’y succèdent. Ce passage du Temps au Monde pourrait être une métaphore du fait que « ‘ la forme canonique du journal contemporain n’est pas /je dis ceci/ mais /x a dit ceci/ ’ » 160 . Cette forme contemporaine entraîne en outre cette particularité qui fait que :

‘« même quand le journal paraît se contenter de donner la parole à l’autre, il parle de et sur l’autre (il dit au moins que l’autre a dit ceci ou cela) ; il montre ainsi que l’opinion est cette forme là de savoir sur l’autre » 161

De même, El Mundo del siglo XXI suppose une nouvelle rupture (du moins sémantique) au moment où se termine le court XXème siècle 162 , comme si le temps et l’espace allaient se retrouver enfin dans un nouveau monde à venir. Cette relation entre temps et espace, ainsi que le rapport souligné par Tétu et Mouillaud entre l’opinion et les autres, seront sans doute, des éléments essentiels pour l’analyse discursive des journaux.

Ce rapide survol des choix des noms des journaux nous a permis de délimiter une certaine temporalité de notre corpus : deux noms apparaissent dans une période de plein essor de la presse en France et en Espagne (Le Figaro et ABC) et s’insèrent dans la logique de la presse politique du XIXème siècle autour de la figure de l’entrepreneur et du mythe de l’indépendance.

Deux noms (EL PAIS et LIBERATION) se présentent comme une rupture et une continuation à la fois, dans des contextes qui auraient pu virer vers le changement ou l’affrontement.

Deux noms enfin (LE MONDE et EL MUNDO del siglo XXI) s’inscrivent dans des logiques historiques. L’un fait rentrer l’espace dans la logique d’opinion, l’autre au contraire rend à l’espace un ancrage temporel.

Ce premier constat établissant certains rapprochements nous permet d’introduire l’analyse sémiotique de ce qui constitue le signifiant du destinateur des journaux d’information : leur nom.

Notes
145.

MOUILLAUD, M et TÉTU, J-F : Le journal quotidien, Presses Universitaires de Lyon, Lyon 1989.

146.

Claude Jamet et Anne Marie Jannet expliquent la différence, dans les médias audiovisuels, entre le nom de l’émission, qui rappelle un contrat de communication spécifique à ce moment de la programmation et le nom de la chaîne, qui accompagne l’ensemble des émissions et qui rappelle l’existence d’un contrat global auquel s’identifie la chaîne en tant qu’institution médiatique. (JANNET, A-M et JAMET, C : La mise en scène de l’information, L’Harmattan, Paris 1999, 299 P).

147.

Particularité dont attestent les articles et vignettes apparues dans d’autres journaux lors de la diffusion de ce choix de nom. Voir pour cela : SEOANE, M.C et SUEIRO, S : Una historia de EL PAIS y del Grupo Prisa. De una aventura incierta a una gran industria cultural, Plaza y Janés, Barcelona 2004

148.

Cité in SEOANE, M.C et SUEIRO, S : 2004, op.cit. (p.65). Texte d’origine : « Antes de leer el periódico, el comprador tiene ya delante una promesa de modernidad, de objetividad, de « revolución con buenos modales » de progresismo que no se rasga por nada las vestiduras de papel ». Nous avons traduit, faute de mieux, « rasgarse las vestiduras » par « s’arracher les cheveux » car, dans l’expression espagnole il y a la connotation, que nous n’avons pas su trouver dans des expressions françaises, de la mise en scène d’un sentiment excessif ou hypocrite face à l’action d’autrui. Cette expression serait issue des images, très souvent reportées dans la bible, des funérailles grecques et juives, où les gens s’arrachaient leurs habits afin de rendre publique leur douleur.

149.

Nous reproduisons en annexe (Annexe II), une page de l’édition du journal EL PAIS du 24 julliet 2006 qui atteste de cette situation. Pour une analyse socio politique de la transition espagnole: PÉREZ DÍAZ, V: España puesta a prueba. 1976-1996, Alianza, Madrid 1996, 221 P. Publié tout juste après la victoire du PP aux élections de 1996 ce livre présente l’originalité de considérer ce moment comme la marque de la fin de la transition pour ce que l’alternance démocratique représente en tant qu’attestation de la normalité politique d’un pays. Pour une analyse du rôle de EL PAIS dans la transition espagnole : IMBERT, G : Le discours du journal – A propos de El País. Pour une approche sociosémiotique du discours de la presse. CNRS, Paris 1998.

150.

Nous nous sommes bornés à la description du nom du journal. Il ne faut toutefois pas oublier qu’en effet EL PAIS fut, toujours dans le même esprit consensuel de la transition espagnole, un journal issu de la constitution d’une entreprise éditoriale (aujourd’hui un géant de la communication), PRISA, dont le capital fut apporté à parts égales par José Ortega Spottorno (fils du philosophe Ortega y Gasset et déjà un éditeur renommé à l’époque), Carlos Mendo, journaliste reconnu et étroitement lié à Manuel Fraga, ministre d’éducation à l’époque et président de la communauté autonome de Galicia jusqu’à 2004 ; Darío Valcárcel, un monarchiste défenseur du roi exilé (le père de Juan Carlos I) ainsi que Juan José de Carlos (avocat ami de Ortega) et un autre monarchiste : Ramón Jordán de Uríes.

151.

GUISNEL, J : Libération, la biographie, La découverte, Paris 2003 (p.29).

152.

Idem (p. 29).

153.

Ibid. (p. 30).

154.

BEAUMARCHAIS : Théâtre, Classiques Garnier, Paris 1980 (p.24).

155.

« Sans liberté de blâmer, point d’éloge flatteur » phrase de Le mariage de Figaro.

156.

Cité in ROGER-MOULIÉRAS, M : H. Cartier de Villemessant. 1854-Naissance d’un journal. Le Figaro. Ed de l’officine, Paris 2003 (p. 145).

157.

BEAUMARCHAIS : 1980 op.cit. (P.305).

158.

ABC possède en effet une identité politique affichée et explicite, il s’agit d’un journal conservateur et catholique qui avait pris partie pour le soulèvement franquiste et qui ne s’était jamais opposé à ce régime par la suite, mais celle-ci est certainement beaucoup plus perceptible pour nous, citoyen espagnol, qui avons toujours « connu » cette caractéristique que par quelqu’un d’étranger qui mettra du temps à s’en apercevoir et qui ne ressentira pas, en plus, les connotations « historico-politiques » rattachées en Espagne au journal ABC.

159.

EVENO, P : Histoire du Journal Le Monde 1944-2004, Albin Michel 2004 p. 33.

160.

MOUILLAUD, M et TÉTU, J-F : 1989, op.cit (p.188).

161.

Idem (p. 192).

162.

Nous reprenons l’expression d’Eric Hobsbawm pour désigner la période allant de la première guerre mondiale à la chute du mur de Berlin (HOBSBAWM, E : L’âge des extrêmes : le court vingtième siècle 1914 – 1991, Le Monde diplomatique - éditions Complexe, 2003, 810 P).