2.2.1.1 Le rôle de titre

Le nom du journal est le titre premier à partir duquel tous les titres du numéro s’emboîtent les uns dans les autres. Ainsi les noms comme « Le Monde », « Libération », « El Pais », « El Mundo del siglo XXI », « ABC » ou « Le Figaro » sont déjà une indication, un premier classement, un titre en amont concernant ce que l’on peut s’attendre à trouver dans le journal. Mais les noms-de-journal 166 , peuvent aussi être compris dans cette perspective comme une clôture de l’ensemble des informations présentes. C’est par ce double statut, à la fois d’ouverture sur un monde événementiel qui va se déployer devant le lecteur, et de fermeture sémiotique de ce monde, que le nom-de-journal en tant que titre contribue à l’instauration d’un dispositif de médiation.

Pierre Bourdieu avait insisté, dans sa critique de l’interprétation de Searle des actes de langage sur l’importance des rapports sociaux pour l’efficacité des énoncés performatifs. Isolés du monde, privés des rapports de pouvoir auxquels ils participent par le biais des sujets sociaux, les mots n’ont aucun pouvoir, disait-il. A la lumière de La Construction de la réalité sociale cette critique ne peut qu’être intégrée à la pensée de Searle, ce serait peut-être même le sens du commentaire élogieux que le philosophe américain dédie à Bourdieu dans ce même ouvrage : ‘ « Et si je le comprends correctement, les travaux importants de Pierre Bourdieu sur ‘l’habitus’ portent sur le même genre de phénomènes que j’appelle l’Arrière-plan » 167 .

Bourdieu caractérisait la force illocutoire des énoncés performatifs de la manière suivante :

‘« La magie performative du rituel ne fonctionne complètement que pour autant que le fondé de pouvoir religieux qui est chargé de l’accomplir au nom du groupe agit comme une sorte de mediumentre le groupe et lui-même : c’est le groupe qui, par son intermédiaire, exerce sur lui-même l’efficace magique enfermée dans l’énoncé performatif » 168 .’

C’est en tant que « fondé de pouvoir religieux » que le titre nom-de-journal agit comme médium entre le lecteur et le journal lui-même. La « magie performative » qui en découle, pour utiliser l’expression de Bourdieu, est l’instauration de la parole du journal comme parole de vérité 169 . Le journal est, nous le soutenons, le garant d’un dire vrai. Gilles Gauthier commence un article dans « les Cahiers du journalisme » ainsi : ‘ « Je veux ici soutenir que la vérité est un impératif intrinsèque du journalisme » 170 . Cette vérité intrinsèque du journalisme s’appuie sur un réalisme à la fois métaphysique et aléthique :

‘« 1. Il existe une réalité indépendante du journalisme et c’est sur cette réalité indépendante que porte, en dernière instance, le journalisme. C’est à partir de cette réalité indépendante que procède la construction journalistique. (...) 2. Le journalisme consiste à produire des assertions vraies au sujet de cette réalité indépendante ». 171

Il nous semble que la « magie performative » dont parle Bourdieu désigne la caractéristique sociale nécessaire à la reconnaissance de la vérité journalistique et ce faisant relie parfaitement le réalisme que nous défendons ici avec le constructivisme de l’information. La vérité est, dans cette thèse, l’attribut d’une assertion portant sur un état de choses effectif du monde. Une assertion sur un état de choses qui ne correspondrait pas avec l’état de choses effectif sera donc fausse.

Si l’on attribue au journalisme un rôle de représentation des états de choses du monde, il ne serait pas conséquent de décrire cette pratique comme une forme de représentation ne visant pas à rendre compte des états de choses effectifs. Le journal s’appuie donc sur un dire vrai dont seulement une institution peut se rendre responsable. Sur ce point, l’article de Sophie Moirand dans le numéro 22 de la revue Semen dédié à la « responsabilité et l’énonciation dans les médias » est très éclairant. Elle propose dans sa contribution des catégories pour l’analyse de la responsabilité discursive, même si :

‘« L’observation d’une page de journal se caractérise par une hétérogénéité manifeste à plusieurs niveaux, sémiotique, textuel, scripturale, qui pose, avant toute analyse énonciative, la question de la dilution ou de l’éclatement ou de la superposition de responsabilités éditoriales collectives » 172 . ’

Le medium entre le groupe et le sujet dont parle Bourdieu est une différence essentielle, nous semble-t-il, entre le journalisme comme métier exercé au sein d’une institution se donnant pour garante du dire vrai de l’information, et le journalisme comme exercice individuel, par exemple sur un Blog, dont les assertions sur les états de choses se confondent avec des assertions sur des expériences de choses. Sans médiation sémiodiscursive entre l’énonciateur et le dispositif d’énonciation, l’hétérogénéité de la page ne renvoie ni à la présence de plusieurs responsables des informations contenues ni à un dire vrai commun à l’ensemble des contenus. Le nom de journal, assurant la reconnaissance d’un contrat de communication, permet la mise en place de ce processus de médiation.

Ainsi, il nous semble que le caractère institutionnel du journaliste qui découle de ce processus permet que la subjectivité de la production journalistique décrite plus haut n’entre pas en contradiction avec le rôle du journalisme dans un système démocratique. L’institution exprime une volonté de dire vrai, mais elle ne peut pas assumer la certitude de cette vérité. La certitude n’est possible que dans la confrontation du dire vrai avec l’état de choses énoncé par ce dire vrai et la réussite de cette confrontation est à l’origine de la liberté critique du lecteur.

L’expression de Bourdieu sur la « magie performative » possède ainsi l’avantage de situer le caractère mythique que l’on pourrait attribuer à la vérité journalistique, dans l’espace anthropologique propre à la mythologie : celui du lien social. Il ne semble guère possible de penser une société sans une reconnaissance partagée sur l’existence d’états de choses accessibles à la perception et susceptibles, par conséquent, de faire l’objet d’assertions informatives 173 . La vérité du journalisme est, en effet, le résultat d’un acte performatif qui ne peut pas s’accomplir sans le déploiement d’un dispositif d’énonciation. Le titre nom-de-journal est, à cet effet, le signifiant premier de ce dispositif.

Notes
166.

L’usage distinct de nom du journal sans tiret et de nom-de-journal sera maintenu au long de la thèse afin de distinguer entre l’énoncé qui remplit un rôle (le nom-de-journal) et le nom propre (nom du journal). Nous ferons également une distinction typographique, les noms des journaux seront cités en Italique, les énoncés noms-de-journal seront écrits entre guillemets.

167.

SEARLE, J.R : 1998, op.cit. (p.143).

168.

BOURDIEU, P : Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Fayard, Paris 1982 (pp.117-119).

169.

D’où la poursuite en justice de tout détournement satirique d’une typographie propre à un journal ou une institution quelconque.

170.

GAUTHIER, G : La vérité : visée obligée du journalisme in Cahiers du journalisme, nº13, Printemps 2004.

171.

Idem (pp 168-169).

172.

MOIRAND, S : Responsabilité et énonciation dans la presse quotidienne : questionnements sur les observables et les catégories d’analyse in Semen nº22, Novembre 2006, op.cit. (p.45).

173.

Accepter la nécessité d’une reconnaissance partagée sur l’existence d’un état de choses n’implique pas ici que l’état de choses soit dépendant de cette reconnaissance. Au contraire, la croyance en son existence est une des composantes de celle-ci. Également l’existence d’une réalité indépendante de sa reconnaissance n’implique en aucun cas que des croyances sur la réalité ne puissent pas varier selon les époques ou les contextes. Le réel existe est, comme dit Searle, un préalable, un accord nécessaire à tout échange quelconque, ne pas l’accepter est, dans le meilleur des cas un exercice rhétorique. Mais, nous insistons, postuler que le « réel existe » n’apporte aucune information ni sur la réalité, ni sur les rapports qui s’y produisent, cela ne contient même pas de prescription normative ; nous soulignons encore que l’existence du réel est une assertion qui ne dit rien sur son objet, elle ne postule même pas que cette réalité a un sens. Le sens étant, bien évidemment, une construction sociale.