2.2.1.2 Le rôle de nom propre 

Le nom du journal est aussi un nom propre. Nous sommes tous habitués à désigner tel ou tel journal comme on désigne telle ou telle personne et, à la différence d’une marque, il n’y a pas de journal qui devienne un nom communsauf, on le verra plus tard, dans leur propre univers symbolique.Dans une perspective sémiotique, le nom-de-journal comme nom propre fait appel à la question philosophique des noms propres vides, ou dépourvus de référence dans la réalité (des références mythiques comme Zeus ou Pegasus, mais également des personnages littéraires comme Sherlock Holmes ou Figaro). Tétu et Mouillaud distinguent une évolution dans les noms-de-journal comme noms propres :

‘« Un nom, un nom propre ? à l’origine, le nom de journal signifie, comme un nom commun : L’humanité : l’humanité, Rouge : le rouge, l’Indépendant : l’indépendant, Le Provençal : le provençal, etc. (même lorsque La Gazette ne dit que la gazette et Le Journal, le journal). Cependant, le sens originel du nom-de-journal s’est effacé. Qui entend encore ‘l’humanité dans l’Humanité’ ou ‘libération’ dans Libération ? Le nom n’est plus dans le nom ; de nom plein, il est devenu un nom vide. Alors qu’à son origine, le nom faisait transition entre un sens qu’il représentait et des énoncés qu’il désignait, la signification disparaît au profit de la désignation. Le nom devient une pure deixis, un nom propre : le Monde, c’est ce qui se tient là, les énoncés sous son nom. Mais dans un troisième temps, le nom-de-journal se remplit de nouveau, non plus cette fois du sémantisme d’un nom commun, mais d’un ensemble de connotations qui se sont condensés sur son nom au cours de son histoire » 175 .’

La question des noms propres est ainsi contournée par la conception du nom-de-journal comme énoncé véhiculant un ensemble de « connotations condensées au cours de son histoire ». Nous considérons donc qu’il remplit le rôle de nom propre, entre autres rôles possibles, sans que cela implique qu’il soit effectivement un nom propre. Chacun des noms-de-journal se réfère de ce fait à la fois à l’ensemble des feuillets constitutifs du numéro qui se trouve entre les mains du lecteur et à l’ensemble des connotations que ce même lecteur peut lui attribuer ainsi qu’à l’ensemble des numéros déjà parus.

En effet, un énoncé du type « Le Monde nous informe de... » n’est, dans une conception strictement sémantique, « ni vrai ni faux », pour reprendre les mots de Frege : ce n’est pas vrai parce que le référent monde ne nous informe en effet pas, mais ce n’est pas faux non plus parce que l’institution médiatique qui s’appelle Le Monde est en effet une entité qui produit des informations. Si on considère que le nom propre désigne cette institution au moyen de laquelle l’énoncé « Le Monde nous informe de... » est vrai, il faut, pour que ce nom propre ne fasse pas référence à une entité vide, qu’il soit perçu dans son rôle de titre. C’est en tant que titre que cet énoncé s’institue en medium d’une magie performative désignant le dire vrai de l’institution.

En tant que nom propre, sans tenir compte donc du rôle de titre assumé par cet énoncé, « Le Monde » renvoie seulement à la réalité du journal. Ce même raisonnement semble s’appliquer au journal Le Figaro, qui ne saurait pas devenir le sujet d’une phrase du type « Le Figaro nous informe » sans que ce nom propre, le nom du personnage de Beaumarchais, soit vidé de son sens, et aux journaux espagnols El Mundo et El PAIS.

Nous appuyons cette hypothèse sur la thèse défendue par Kripke, pour qui, ‘ « le nom propre n’est pas déterminé à priori par des traits singularisants, des propriétés identifiantes qui lui donneraient une signification préalable : il est initialement, en quelque sorte, ‘vide de sens’ » 176 . Ce qui nous permet de chercher ce sens dans le référent auquel renvoie ce nom. De telle sorte que « ‘ développer une ontologie de la référence équivaut alors à définir le référent d’un nom propre, quelle que soit la description qu’on lui assigne, par rapport à quelqu’un baptisé à un moment donné et qui, en deçà des propriétés qu’on lui assigne restera ce quelqu’un  ’» 177 . Mais Jacques Guilhaumou fait ici référence à ses recherches sur Sieyès, c’est-à-dire, à la problématique concernant l’étude d’un discours qui est à la fois la représentation et le référant du nom propre Sieyès (puisque Sieyès n’existe plus). Dans notre cas, les journaux existent, c’est pourquoi le nom propre renvoie à une réalité institutionnelle même si elle reste inconnue pour le lecteur, mais l’ensemble de connotations condensées dans ce nom propre n’existent pas forcément, elles dépendent de l’exercice quotidien de l’information (exercice dont est garant par exemple le nom-de-journal dans son rôle de titre) pour leur réactualisation.

Appliqué aux deux autres journaux (Libération et ABC) ce raisonnement nous oblige à revenir sur le nom-de-journal dans le rôle de titre caractérisé par la médiatisation d’un faire. Une phrase du type (« Libération nous informe... ») ne peut pas ne pas être vraie (il n’y a pas d’équivoque possible avec un nom commun comme c’était le cas pour Le Monde). Le sens du nom-de-journal comme nom propre ne se trouve donc pas, à différence des quatre autres journaux, dans le rôle de titre de cet énoncé, il est entièrement contenu dans le rôle de nom propre.

Mouillaud et Tétu parlent d’une ambiguïté issue du déterminant qui fait partie de certains noms de journaux et qui pourrait être une des caractéristiques du journal quotidien :

‘« On peut interpréter cette ambiguïté comme un indice de l’ambiguïté du journal : un lieu de carrefour et un lieu de tension où se croisent plusieurs directions, le renvoi au monde, le renvoi aux autres journaux, le renvoi à la collection » 178

Le clivage entre noms avec et sans déterminant correspond dans notre corpus à cette distinction signalée à propos des noms propres vides. Mouillaud et Tétu faisaient l’hypothèse d’une distinction entre un statut d’actant vers lequel serait attiré le journal sujet d’un nom sans déterminant et un statut de représentant correspondant à ceux dont le nom contient un déterminant. C’est en ce sens que nous entendons distinguer entre des journaux récepteurs de l’identité discursive de leurs lecteurs (ABC et Libération) et des journaux porteurs d’identité discursive. Précisons que ce que nous appelons identité discursive concerne ‘ «un ensemble de connotations qui se sont condensées sur son nom au cours de son histoire » 179 .

Notes
175.

MOUILLAUD, M et TÉTU, J-F : 1989, op. cit. (p.107).

176.

GUILHAUMOU, J : 2006, op.cit (p.202).

177.

Idem (p.202).

178.

MOUILLAUD, M et TÉTU, J-F : 1989 op.cit (p. 108).

179.

Idem (p.107) cité ci-dessus.