II. Discours

La théorie des faits institutionnels de Searle s’articule autour de la conception intentionnaliste de la signification que nous avons examinée dans la première partie. Le philosophe américain se propose, avec cette théorie, de montrer la place de la réalité sociale, institutionnelle et mentale au sein d’une seule et même réalité physique 197 , ce qui peut certainement s’avérer problématique lorsqu’il s’agit de développer une analyse de la société en termes discursifs et alors que, dans une tradition phénoménologique, Berger et Luckmann ont déjà proposé une explication sociale du monde et des « mondes vécus » 198 .

La philosophie de Searle débouche ainsi sur une thèse forte selon laquelle le « self » (nous parlerons dorénavant du Je que nous préférons à « soi » parce qu’il s’agit d’un terme renvoyant directement au processus d’énonciation) est le garant de la liberté individuelle ; thèse qui risque de vider de sens le monde social, en ce qu’elle tombe dans le piège opposé à celui de la phénoménologie sociologique de Berger et Luckmann qui, eux,tendaient à ôter toute consistance au sujet de l’action. Or, si Searle débouche sur une position qui semble fortement critiquable, c’est sans doute du fait que ses travaux se centrent sur une recherche constante de la présence du « je » dans le monde social. Mais c’est aussi parce qu’ils insistent dans cette quête que ses travaux sur la société deviennent extrêmement pertinents pour le développement d’un travail d’analyse sur des énoncés discursifs. Comme l’expriment Laurence Kaufmann et Fabrice Clément en conclusion à leur ouvrage critique sur le philosophe américain :

‘« Au terme de cette analyse, il apparaît que Searle, en suspendant les <obligations d’agir> au bon vouloir des individus, prive le concept de raisons indépendantes des désirs, pourtant prometteur et ingénieux, d’une grande partie de son potentiel heuristique. Un tel concept, en effet, pourrait faire office de médiation entre les deux pôles de sa théorie du social, le pôle intentionnaliste et le pôle déterministe. Son statut médian pourrait combler le fossé qui sépare, dans les sciences sociales en général et dans la théorie de Searle en particulier, les états intentionnels et <les états institutionnels>, l’univers mental et le monde social » 199 .’

Cette médiation entre les deux pôles de la théorie du social de Searle est, nous semble-t-il, un objet d’étude propre aux SIC qui peut-être élucidé par un travail sur l’énonciation. On en a développé un premier volet avec la théorie habermassienne de l’action rationnelle. Nous allons maintenant nous intéresser à la construction de la réalité sociale à partir de la description de la réalité institutionnelle selon la pensée de Searle et, plus précisément, à partir de la distinction ontologique entre faits bruts et faits institutionnels afin de pouvoir aborder ensuite les phénomènes sociaux comme des faits institutionnels à partir de la notion de dispositif. Nous serons alors en mesure de définir, à partir de la notion d’Espace Public, un lieu d’exercice du pouvoir dont l’analyse discursive fera l’objet de la troisième partie de cette thèse, avec la problématisation du concept de lien social à partir des phénomènes d’opinion publique.

Notes
197.

SEARLE, J.R: 1995 op.cit.

198.

L’ouvrage de Berger et Luckmann (BERGER, P et LUCKMANN, T : La construcction sociale de la réalité, Armand Colin, Paris 1997) est un des classiques de la sociologie contemporaine de telle sorte que, comme le note le traducteur espagnol de Searle, Antoni Domènech, dans la préface du livre qu’il traduit, l’absence de toute référence à cet ouvrage chez John Searle est, dans le meilleur des cas, un oubli significatif. Berger et Luckmann ont publié conjointementun deuxième ouvrage, beaucoup moins profond que le précédent mais qui a le mérite de montrer l’évolution de leur pensée un quart de siècle plus tard : BERGER, P et LUCKMANN, T : Modernidad, pluralismo y crisis de sentido. La orientación del hombre moderno, Paidós, Barcelona 1997.

199.

KAUFMANN, L et CLÉMENT, F : Le monde selon Searle, Cerf, Paris 2005 (p.89)