1.1. Distinction entre faits bruts et faits institutionnels

Ce qui intéresse Searle, ce sont certainement les faits institutionnels, c’est-à-dire ceux qui dépendent de nous ; mais la reconnaissance des faits bruts s’accompagne d’une hiérarchie issue de ce qu’il appelle une ontologie fondamentale : l’idée selon laquelle la capacité de nous représenter des objets et de créer de faits institutionnels est issue d’éléments biologiques, c’est-à-dire de faits bruts. Il convient de s’attarder un instant sur ce point de départ car il constitue probablement le noyau de la théorie de Searle. Signalons simplement au passage que si tout fait biologique est par définition un fait brut, tout fait brut n’est pas forcément biologique.

Rappelons d’abord que le réel existe 202 et acceptons ensuite que c’est parce qu’il y a du réel que le langage est possible et non l’inverse. Nous pouvons reprendre les termes de Searle pour mieux exprimer cette position :

‘« En m’efforçant d’expliquer l’intentionnalité en termes de langage, je me sers de notre connaissance préliminaire du langage comme d’un procédé heuristique à usage explicatif. Quand j’aurai tenté d’élucider la nature de l’Intentionnalité, je montrerai (...) que la relation de dépendance logique est précisément l’inverse. C’est le langage qui est dérivé de l’intentionnalité et non l’inverse » 203 .’

Nous considérons comme réels les éléments, les faits, qui n’ont d’autres raisons d’être que des rapports de causalité. D’autre part, nous l’avons vu plus haut, l’intentionnalité est une propriété de l’esprit qui remplit cette condition puisqu’elle n’a pas de sens. Or, nous avons également vu que ces faits (les faits bruts issus de relations de causalité) pouvaient avoir une incidence sur les faits institutionnels, car ils se trouvent dans le même monde. Le contraire en revanche n’est pas vrai : il n’y a pas d’hypothèse ni d’énoncé d’aucune sorte qui se trouverait faire partie d’un rapport de causalité avec un objet. Cependant, il ne faut pas conclure qu’il n’y a pas de rapport entre un fait brut et un fait institutionnel car, tous les deux faisant partie du même monde, ils ne peuvent exister en parallèle. Autrement dit, qu’il n’y ait pas de rapport de causalité entre un mot et un objet est une chose. Cela n’empêche cependant que, moyennant le langage, énoncer un mot puisse produire chez le locuteur une certaine expérience et donc faire appel à sa réalité 204 . Nous avons expliqué dans la partie précédente le type de causalité sui-reférentielle qui en découle.

Les incidences du langage sur le réel tiennent donc au fait que le langage lui-même découle d’une réalité que Searle appelle « l’arrière-plan ». Pour avoir une incidence sur le réel, il faut donc agir et pour agir (du point de vue communicationnel) il faut soit énoncer soit percevoir. Ainsi, nous observons que Searle est tout à fait conscient qu’il ne suffit pas de nommer une chose pour qu’elle existe institutionnellement (« je déclare la séance ouverte »), il faut que cette parole soit utilisée et son usage partagé par un groupe social. Pour reprendre à nouveau ses mots,

‘« il ne suffit pas, par exemple, que nous soyons d’accord pour l’assignation originelle ‘cette chose est de l’argent’ ; il nous faut continuer à l’accepter comme de l’argent, faute de quoi, elle perdra toute valeur » 205 .’

Un énoncé ne devient une « institution » que par l’exercice public de la parole par des acteurs politiques dans les processus d’énonciation, c’est-à-dire, dans les discours. Mais, et c’est là que nous allons au-delà de la théorie de Berger et Luckmann, cet exercice de la parole dans le discours n’est pas seulement l’interprétant final d’une sémiose sociale, il est aussi une expérience de l’institution. La différence entre avoir ou ne pas avoir le pouvoir réside précisément en ce que sans être investi d’un pouvoir, l’exercice public de la parole est en effet une expérience de l’institution, tandis que cette expérience est couplée d’une capacité à la modifier lorsque nous sommes investis d’un pouvoir.

Il convient de s’attarder un instant sur ce rapport que nous venons d’énoncer entre la théorie des faits institutionnels élaborée par Searle et la « Sémiosis sociale », de tradition peircienne, élaborée par Eliséo Verón. Deux points fondent ce rapport : en premier lieu l’importance du discours dans le programme de Verón, lorsqu’il affirme : ‘ « Ce double ancrage, du sens dans le social, du social dans le sens, ne peut être dévoilé que lorsqu’on considère la production de sens comme étant discursive » 206 et en second lieu, l’application qu’il fait à l’étude du monde social du rapport triadique constitutif du signe chez Peirce, en distinguant entre une priméité qui désigne les phénomènes existants parce que possibles, une secondéité désignant les faits bruts et une tiercéité renvoyant à des phénomènes existants parce qu’exprimant par des lois une tendance réelle à la réalisation.

Nous ne sommes pas très loin, dans cette distinction triadique, de la hiérarchie Searlienne entre faits bruts, faits sociaux et faits institutionnels, sauf que, et c’est ce qui fonde la distinction que nous souhaitons pointer, le lien entre sens et société, exprimé à travers le discours et réalisé par les rapports entre conditions de production et conditions de reconnaissance constitutifs de la sémiosis sociale, est explicitement détaché des sujets agissants. Dès lors, la réalité du fait politique, le pouvoir, ne peut être analysée que de manière idéale, dans le sens platonicien du terme, comme le laisse entendre d’ailleurs, la définition du pouvoir donnée par Verón lui-même : ‘ « le système de rapports d’un discours à ses effets, lorsque les conditions de reconnaissance touchent aux mécanismes fondamentaux de fonctionnement d’une société » ’. 207

La théorie des faits institutionnels aborde en revanche les processus d’institutionnalisation à partir d’une direction hiérarchique qui procède du réel vers le symbolique 208 . On remarquera, par ailleurs, que dans la théorie lacanienne de la signification, le réel occupait déjàune place principielle dans la communication, résumée par cette phrase d’Alain Juranville dans un ouvrage consacré aux rapports entre le psychanalyste français et la philosophie : ‘ «C’est cela qu’il faut accepter, si l’on veut suivre Lacan. Bien loin que le signifié précède le signifiant, c’est bien le signifiant qui se donne d’abord. Signifiant pur. C’est-à-dire sans signifié » 209 .

C’est donc au fondement du politique, à sa réalité, que nous nous intéressons avec la « sui référentialité » des actes de langage revisitée à partir de l’intentionnalité ; au risque toutefois d’octroyer du sens au monde social à la faveur d’un monde qui ne serait constitué que des cerveaux dans des bocaux, à l’image de l’exemple donné par Searle lui-même pour rendre compte de la notion d’arrière-plan et de son caractère préintentionnel :

‘« Le monde n’intéresse mon arrière-plan qu’en raison de mon interaction avec le monde ; et nous pouvons faire appel à la fable consacrée du ‘cerveau-dans-un-bocal’ pour illustrer cette remarque. Même si je suis un cerveau dans un bocal, autrement dit, même si toutes mes perceptions et mes actions sur le monde sont des hallucinations, et même si les conditions de satisfaction de tous mes états Intentionnels à référence externe ne sont pas en fait remplies, j’ai pourtant bien le contenu Intentionnel que j’ai, et je ne peux qu’avoir exactement le même Arrière-plan que j’aurais si je n’étais pas un cerveau dans un bocal et que j’aie ce contenu Intentionnel particulier. Le fait que j’aie un certain ensemble d’états Intentionnels et le fait que j’aie un Arrière-plan n’exigent pas logiquement que j’entretienne certaines relations avec le monde qui m’entoure, même si je ne peux pas, sur le plan empirique, avoir l’Arrière-plan qui est vraiment le mien sans une histoire biologique spécifique et sans un ensemble spécifique de relations sociales avec autrui et de relations physiques avec les objets naturels et fabriqués » 210 .’

Comme l’ensemble des travaux du philosophe américain, ce paragraphe est ambigu. D’une part il semble postuler l’indépendance du sujet vis-à-vis du monde social, ce qui débouchera en effet, sur une théorie de la liberté très controversée 211 . Mais d’autre part, ce paragraphe insiste sur une position à laquelle nous souscrivons, qui défend l’indétermination entre le réel de l’individu et sa biographie construite par la sédimentation d’éléments symboliques. Ce que postule Searle avec la notion d’arrière-plan pour désigner le réel de l’individu, est qu’aucun des signifiés que nous allons lui attribuer dans notre biographie personnelle n’aura une incidence quelconque sur la matérialité de l’arrière-plan. Notion qui devient dès lors l’équivalent du signifiant pur qui se donne d’abord, selon la pensée de Lacan. Searle nous permet ainsi d’aborder le monde institutionnel, le monde des signifiés, sans refouler la réalité, la matérialité du signifiant. Notre défi consiste à ne pas confondre ce qui est un postulat philosophique avec ce qui serait une hypothèse explicative à caractère normatif 212 .

Notes
202.

Searle en donne plusieurs explications aussi bien dans « L’intentionnalité » que dans « La construction de la réalité sociale ». Nous n’allons pas développer le débat, nous adoptons le postulat basique de Searle (auquel nous nous sommes déjà référé à plusieurs reprises) selon lequel la défense de la réalité n’est pas possible parce qu’elle n’est pas une hypothèsemais ce qui permet de faire des hypothèses.

203.

SEARLE, J.R : 1985op.cit (p.20)

204.

La perception esthétique en est un exemple. Lorsqu’en regardant un tableau, je ressens un frisson, ce n’est pas le tableau qui a causé ce frisson, c’est l’expérience que j’en ai eu. Il en va de même, nous semble-t-il, du rôle attribué à l’imaginaire dans la triade lacanienne Réel, Symbolique et Imaginaire.

205.

SEARLE, J.R : 1995 op.cit (p.66).

206.

VERÓN, E: La sémiosis sociale. Fragments d’une théorie de la discursivité, Presses Universitaires de Vincennes, Paris 1988 (p.123).

207.

Idem, (p. 131).

208.

Chaque fois que j’énonce « la séance est ouverte » j’exerce un pouvoir. Chaque fois que j’entends « la séance est ouverte » je me confronte au pouvoir d’autrui.

209.

JURANVILLE, A : 2003 op.cit ( P. 47).

210.

SEARLE, J.R : 1985, op.cit (p.187).

211.

Cette théorie, développée dans « Rationality in action » et sur laquelle nous reviendrons dans le dernier chapitre de la thèse (SEARLE, J.R : Rationality in action, MIT Press, Cambridge, Massachusetts 2001.) postule un individualisme radical selon lequel la liberté de choix est présente de manière personnelle dans toutes et chacune des actions menées, indépendamment de tout contexte social. Nous y reviendrons dans l’examen de la liberté républicaine fondée, précisément dans la relation, exprimée dans le langage, entre les actions des sujets et les normes qui les légitiment.

212.

qui est le reproche que Laurence Kaufmann et Fabrice Clément portent à l’égard du philosophe : ‘ « En d’autres termes, Searle, en conférant un pouvoir causal à des structures logiques comme le Self, confond le modèle de la réalité avec la réalité du modèle » ’ ‘ . ’KAUFMANN, L et CLÉMENT, F : 2005 op.cit (p.78).