1.2.1 L’attribution de fonctions

Depuis « Les actes de langage », la pensée de Searle s’articule autour de la problématique suivante : ‘ « expliquer comment certains animaux conscients, qui font partie de ce monde physique, peuvent créer une réalité qui soit épistémologiquement objective et ontologiquement subjective » 213 . C’est dans ce desseinqu’il introduit la notion de « fonction », attribuée par un observateur sur un objet. Une fonction n’est donc jamais intrinsèque à un objet, elle est toujours en rapport avec un observateur, ce que Searle explicite de manière très claire et que nous voulons également remarquer afin d’éviter tout malentendu sur ce point :

‘« Ce qui nous empêche de le voir [que les fonctions ne sont jamais intrinsèques] c’est la pratique, surtout en biologie, qui consiste à parler des fonctions comme si elles étaient intrinsèques à la nature. Mais, hormis ces partis de la nature qui sont conscientes, la nature ignore tout des fonctions. C’est, par exemple, quelque chose d’intrinsèque à la nature que le cœur pompe le sang, et constitue la cause de sa circulation dans le corps. C’est aussi un fait intrinsèque à la nature que le mouvement du sang soit relié à un grand nombre d’autres processus causaux qui ont à voir avec la survie de l’organisme. Mais, lorsqu’en plus de dire : ‘le cœur pompe le sang’, nous disons : ‘la fonction du cœur est de pomper le sang’, nous faisons quelque chose de plus que simplement rappeler ces faits intrinsèques. Nous situons ces faits relativement à un système de valeurs que nous soutenons. C’est un fait qui nous est intrinsèque, de soutenir ces valeurs ; en revanche, l’attribution de ces valeurs à la nature indépendante de nous est relative à l’observateur ». 214

La fonction est donc un attribut assigné par l’observateur à la réalité qu’il observe. La discussion concernant les raisons qui amènent l’observateur à considérer les relations de causalité comme des relations fonctionnelles est une question philosophique sur laquelle nous ne nous prononcerons pas. Cela risquerait en effet de nous emmener vers la confusion signalée plus haut entre un modèle de la réalité et la réalité du modèle.

L’explication de Searle sur les composantes de la réalité sociale s’appuie sur le mécanisme selon lequel des relations causales deviennent, moyennant l’usage du langage, des réalités fonctionnelles et donc institutionnelles. Il propose une première distinction entre les « fonctions agentives » (dépendant de l’observateur) et les « fonctions non-agentives » (indépendantes de celui-ci), sur la base du faitque, dans le premier cas la fonction attribuée à un objet ne représente pas seulement la description d’un phénomène causalmais suppose également une prescription d’usage : ‘ « Comme dans le cas du cœur, la fonction n’est pas intrinsèque à l’objet en plus de ses relations causales, mais à l’inverse de l’assignation de fonction au cœur, dans ces cas-ci, l’assignation de fonction assigne ’ ‘ l’usage que nous conférons intentionnellement à ces objets ’ ‘  » 215 .

L’autre type de fonctions, en revanche, n’assigne pas des normes d’usage :ces fonctions apparaissent comme l’explication théorique d’un phénomène. Ainsi, la non-agentivité de ces fonctions ne tient pas, bien entendu, au caractère intrinsèque de l’objet auquel la fonction est assignée, mais à la découverte, par l’observateur, d’une relation causale qui peut être expliquée fonctionnellement en raison d’une caractéristique qui lui est intrinsèque. C’est donc, nous insistons, chez l’observateur et non chez l’objet, que la fonctionnalité a un sens : ‘ « relativement à une téléologie qui prise la survie et la reproduction, nous pouvons découvrir de telles fonctions apparaissant dans la nature indépendamment des intentions et activités pratiques des agents humains » 216 .

Searle soutient que ce qui rend un certain type de fonctions non-agentives est le fait qu’elles sont comprises comme des éléments logiques d’une vision cosmique du monde, c’est-à-dire que si une théorie était un jour à même de décrire cette fonctionnalité autrement, c’est une explication globale du monde qui serait mise en cause. L’histoire de la science nous fournit des exemples en ce sens depuis Copernic jusqu’à la physique quantique.

Dès lors, si l’on peut distinguer entre ces deux types de fonction sans tomber dans une contradiction logique, c’est parce que, tout comme « l’interprète » chez Habermas, « l’observateur » ne fait pas référence chez Searle à une position ontologique ; l’observateur peut avoir en même temps la capacité (le statut social) d’attribuer une fonction et être le témoin d’un comportement fonctionnel. Ceci n’étant pas possible sans l’existence d’un accord discursif. Ainsi, une même personne peut à la fois attribuer à une pierre le statut « d’objet du crime » et observer comment la personne qui s’en est servi est innocentée par un défaut de procédure. Le lien entre les deux situations dans lesquelles se trouve cette même personne est l’accord discursif propre de l’Espace Public. L’accord en vertu duquel une même personne accepte d’avoir un statut dans une situation et de le conférer à d’autres (le juge qui reconnaît le défaut de procédure) dans d’autres. On verra plus loin le détail de cet accord discursif.

Il nous reste, avant cela, un dernier échelon à gravir dans la description de l’attribution de fonctions agentives : le cas des entités qui signifient quelque chose et qui, par la constitution de systèmes d’équivalences, donnent lieu à ce que nous appelons « les langages », dont les unités de base sont les signes. Un signe est quelque chose qui vaut pour quelque chose d’autre car il se réfère à quelque chose d’indépendant de lui-même 217 . Ce rapport constitutif de tout système sémiotique implique l’attribution d’une forme d’intentionnalité sur des objets qui ne sont pas intentionnels intrinsèquement. Rappelons que dans notre perspective communicationnelle, l’intentionnalité est une propriété qui permet la distinction entre « l’énonciateur » et le « monde énoncé » et dont le résultat est la production d’un « sens ». L’intentionnalité ne désigne pas, dans notre approche, une volonté ou une visée téléologique quelconque. Il s’agit d’un concept qui nous permet de désigner la distance qui s’opère, dans tout processus de signification, entre l’objet signifiant et l’objet signifié.

Ainsi, lorsque nous désignons un signe comme ayant une valeur (x), nous permettons que ce signe soit perçu comme un énoncé différent du monde auquel il se réfère. Prenons l’exemple d’un marteau : entre l’objet et sa fonction, il n’y pas de distance intentionnelle. Le marteau sert à clouer, il peut aussi servir de presse papiers, d’arme… Si en revanche le marteau se trouve à côté d’un corps ensanglanté, ce même objet peut devenir le signe d’un acte de violence, auquel cass’établit une distance entre la fonction attribuée au marteau et son usage,distance quiseréfère à celui qui s’est servidu marteau. D’un point de vue discursif on dira que cette distance est la distance de l’énonciation où le marteau serait un énoncé rattachable à un énonciataire 218 .

Notes
213.

In KAUFMANN, L et CLÉMENT, F : 2005 op.cit (p.41). Extrait de : GREWENDORF, G et MEGGLE, G (dir): Speech acts Mind and Social Reality. Discussions with John R. Searle, Dordrech, Kluwer Academic Publishers 2002.

214.

SEARLE, J.R: 1995 op.cit (pp.29-30).

215.

Idem (p.36) (c’est Searle qui souligne).

216.

Ibid. (p.37).

217.

La définition classique de Peirce est : « Un signe, ou representamen, est quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre. Il s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire crée dans l’esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé » PEIRCE, Ch. S : Écrits sur le signe rassemblés, traduits et commentés par Gérard Deledalle, Éditions du Seuil, Paris, 1978 (p. 121).

218.

On pourrait se demander pourquoi nous ne faisons pas usage de la notion d’indice mise en œuvre par Peirce,notion qui s’accorderait très bien avec l’exemple donné. C’est une question, celle du choix entre une perspective Peircienne et une perspective Saussurienne du signe, à laquelle nous ne pouvons en effet pas échapper mais que nous avons résolue, nous semble-t-il, dans la référence faite un peu plus hautà la sémiosis sociale de Verón, où nous expliquions pourquoi le signe Peircien ne nous permet pas de rendre compte de la réalité du politique.