1.2.2. L’intentionnalité collective 

Dans la théorie de Searle, seuls les faits institutionnels peuvent rendre compte de cette distance entre énoncé et énonciataire. Mais pour ce faire, encore faut-il qu’existe, pour revenir à notre exemple, un accord de coopération entre les différents sujets communicants sur le caractère signifiant du marteau. Nous introduisons ainsi le deuxième élément important dans la théorie des faits institutionnels, celui de l’intentionnalité collective (sans tenir compte, pour l’instant, du rapport entre ce concept et la notion de « contrat de communication » propre à la théorie de Charaudeau).

Une fonction ne peut être attribuée que si elle est reconnue par tout le monde; pour qu’une chose soit crue par tout le monde, il ne suffit pas que chaque individu y croie mais il fautque chaque individu y croie aussi, pour ainsi dire, à la première personne du pluriel. Cela fait de l’intentionnalité collective l’un des éléments controversés de la théorie de Searle, en ce qu’il ne la considère pas comme l’addition des intentionnalités individuelles, mais comme une forme d’agir en commun. « Nous croyons cela » au lieu de ‘ « je crois que vous croyez que je crois que vous croyez que je crois.... » 219 . Dans la conception classique qui consiste à concevoir l’action collective comme une addition d’actions individuelles, le concept de collectivité devient problématique car « ‘ Aucun ensemble de consciences en ‘je’, même augmenté de croyances, ne se monte à une conscience en ‘nous’ ’ ‘ » 220 . Pour Searle, cette conception problématique de la collectivité repose sur une idée fausse :

‘« L’idée que quiconque reconnaît l’intentionnalité collective comme forme primitive de la vie mentale est obligé d’admettre l’existence d’une sorte d’esprit du monde hégélien, une conscience collective ou quelque chose de tout aussi peu plausible » 221 .’

Searle insiste ainsi sur le fait que les phrases de type « nous croyons... » ou bien « nous désirons... » représentent des réalités au même titre que celles du type « je crois que... » ou « je désire... ». Seulement, les premières expriment l’intentionnalité individuelle et les deuxièmes l’intentionnalité collective. Dans le premier cas, c’est la représentation du monde subjectif qui est en jeu, tandis que dans le deuxième il s’agit de la représentation du monde objectif et du monde social. Cela rejoint en effet la distinction que nous avons suivie pour la description de la rationalité communicationnelle (c.f I.2.1.5) et nous permet de mieux comprendre ce que signifie, dans la théorie de Searle, que le comportement social est aussi « naturel » que le comportement individuel.

Le terme « naturel » vise à signaler le caractère pré-intentionnel des comportements sociaux et avec cela, le fait qu’ils n’ont pas besoin du langage pour exister. La preuve la plus solide comme défense de ce postulat a été donnée par Elisabeth Noëlle-Neumann 222 . Nous nous y attarderons dans la troisième partie, avançons pour l’instant que la sociologue allemande s’était rendu compte, lorsqu’elle enquêtait sur la notion d’opinion publique, qu’il existe, chez les citoyens, une tendance très forte à répondre sur les désirs, les actions ou les intentions d’autrui lorsqu’ils sont interrogés à ce sujet dans le cadre, par exemple, d’enquêtes sociologiques. Pour Noëlle-Neumann, cela était surtout une preuve de l’importance que chacun reconnaît au jugement extérieur. En ce qui concerne l’intentionnalité collective, cela nous semble illustrer fort bien l’existence de ce que Searle appelle une « nous-conscience ». Signalons cependant, reprenant la précision du philosophe américain, que la reconnaissance d’un tel phénomène n’implique pas la reconnaissance d’un esprit transcendant ou d’une totalité supérieure à laquelle nous aurions accès de manière individuelle. Au contraire, la réalité de cette « nous-conscience » en fait précisément une entité vide de sens tant qu’elle n’est pas investie dans des processus de communication. C’est à ce moment que des signifiés peuvent se rattacher à cette réalité et la rendre fondatrice de la dimension collective de l’identité.

Ainsi, si l’on considère la possibilité d’une forme collective d’intentionnalité, il faut que l’on puisse égalementrendre compte de la distance qui s’opère, dans les processus de communication, entre le « nous » énonciateur et le monde. Autrement dit, de même que ce n’est pas la présence de l’intentionnalité qui rend automatiquement toute action individuelle rationnelle, ce n’est pas non plus l’existence d’une forme collective d’intentionnalité qui assure nécessairement la rationalité du monde social. La rationalité du monde social tient à un certain type de faits sociaux, que nous appelons faits institutionnels et qui sont issus de la mise en place de règles constitutives et de l’application de règles régulatives.

Notes
219.

SEARLE, J.R : 1995 op.cit. (p. 42).

220.

Idem (p.42).

221.

Ibidem (p.43).

222.

NOËLLE-NEUMAN, E: La espiral del silencio. Opinión pública, nuestra piel social, Paidós, Barcelona 1995. Ce livre n’étant pas traduit en français, nous en donnerons les références selon l’édition espagnole que nous avons consultée.