1.2.3. Règles constitutives et règles régulatives

Cette distinction entre règles constitutives et règles régulatives, que Searle rapproche d’une propositionplus ancienne faite par John Rawls 223 , illustre la manière dont l’attribution de fonctions décrite plus haut donne lieu à la structuration et à la reproduction de réalités sociales. Searle distingue ainsi, dans les processus de constructions sociales, les règles régulatives (contraintes proprement linguistiques des actes de langage) des règles constitutives (contraintes paralinguistiques). Les premières régulent le déroulement de faits qui existent déjà, tandis que les deuxièmes donnent lieu à la possibilité même de mettre une action en oeuvre.

En attribuant des fonctions, nous, les sujets du langage, donnons naissance à deux types de faits : les faits sociaux et les faits institutionnels. Ainsi,nous pouvonspar exemple observer trois formes de cœur : l’élément biologique (un fait brut sans fonction), l’élément social (un fait brut, auquel nous pouvons nous référer par l’attribution d’une fonction comme, par exemple, le cœur est l’organe chargé de bomber le sang). Sauf que là nous ne sommes plus dans le cœur, nous sommes dans le signe qui le désigne. L’élément institutionnel enfin, qui donne lieu à de nombreuses pratiques (poétiques, médicales, philosophiques...) autour du concept de coeur. Seul le premier « type » de cœur est indépendant de nous. Mais entre le deuxième et le troisième il y a aussi une différence : pour que le cœur soit étudié dans ses fonctions, un ensemble de règles régulatrices suffit. Pour qu’en revanche il fasse l’objet de la délivrance d’un diplôme en cardiologie ou qu’il réfère à l’amour, il faut aussi des règles constitutives.

Cela établit donc une ligne de partage entre les faits sociaux et les faits institutionnels ; il s’agit d’une ligne floue et souvent perméable, mais il faut en tenir compte, car elle désigne la même distinction, parfois difficile à percevoir, que celle qui se produit entre action et communication. Bien que nous parlions d’actes de communication, ceci désigne un processus social dans lequel une conduite régulée par des règles produit un certain nombre d’énoncés qui désignent une distance entre un énonciateur et un monde énoncé.C’est dans cette distance que les faits institutionnels acquièrent leur objectivité. Nous pouvons dès lors donner une définition d’institution en accord avec la théorie des faits institutionnels de Searle : une institution est un ensemble de règles régulatives et constitutives incarnées dans un groupe social ou un acteur public. Chaque fois que ce groupe ou cet acteur énoncent quelque chose, ils rappellent l’existence de ces règles et en assurent ainsi la pérennité. C’est pourquoi les formes d’énonciation des institutions sont multiples (les bâtiments publics, les drapeaux nationaux, les discours politiques...) et que par les processus d’énonciation ainsi mis en œuvre, les institutions peuvent apparaître comme une entité objective responsable des règles qui la composent.

La dénomination « fait institutionnel » nous permet de mieux cerner l’institution dans notre perspective discursive et de désigner ce qui nous intéresse dans un travail sur les aspects communicationnels du politique : le statut qu’on leur attribue n’est pas référé à l’objet (au cœur, si l’on garde notre exemple, au bâtiment public si l’on pense aux institutions politiques) qui l’incarne mais à son porteur (l’individu dont le cœur assume une fonction vitale, le sujet qui est connaisseur des caractéristiques physiques du cœur, le membre d’une culture pour lequel le dessin d’un cœur se rapporte au sentiment amoureux ou l’acteur qui habite un bâtiment public). C’est en effet à partir du statut attribué à l’énonciateur d’un fait institutionnel que Searle introduit la notion de pouvoir : l’attribution de fonctions agentives crée des faits institutionnels par l’attribution de fonctions de statut à des « porteurs » d’objets (par exemple le porteur d’une robe noire dans une cour de justice).

Il s’agit du même phénomène que celuisur lequel Bourdieu attirait l’attention à propos de la langue française qui, après la Révolution, permettait à celui qui la maîtrisait, de jouir d’un statut et d’un pouvoir considérables, ou à propos de certains goûts culturels qui peuvent relever ou rabaisser notre position sociale 224 . Il s’agit du même phénomène à deux différences près : d’une part, un statut, dans le sens de Searle, n’est pas automatiquement reconnu dès qu’il est énoncé et d’autre part, un même fait institutionnel peut se voir reconnaître plusieurs statuts. Le pouvoir ne relève donc pas d’une position sociale, si l’on suit la théorie de Searle, mais de la réactualisation de celle-ci par le discours au moyen de la mise en place de règles constitutives de type : x est compté comme un y dans le contexte z (Lorsque Pierre met sa robe noir il est compté comme un juge dans la salle d’instances). La société est ainsi fondée sur des rapports de pouvoir mais, et c’est ici que se trouve toute l’originalité de la théorie de Searle, ces rapports sont liés aux usages du langage, au sein d’une architecture théorique où ces usages peuvent être rattachés, comme on l’a vu plus haut (cf. I.2.1), aux énonciateurs : les sujets. C’est dans le projet d’élucider la place et le rôle des sujets dans la construction et dans la reproduction des structures sociales que Searle propose une approche originale et proprement communicationnelle des rapports de pouvoir.

Notes
223.

RAWLS, J: Two Concepts of Rules in The Philosophical Review 64 (1955) pp. 3-32. Consultable en ligne sur www.ditext.com

224.

BOURDIEU, P : Langage et pouvoir symbolique, Seuil, Paris 2001, 423 P. (qui reprend les textes de l’ouvrage déjà cité « Ce que parler veut dire ») et BOURDIEU, P : La distinction, critique sociale du jugement, Minuit, Paris 1982, 670 P.