1.3. Le lieu d’exercice du pouvoir

Le pouvoir étant donc un attribut du sujet en même temps qu’une composante du social, il nousfaut définir un lieu où cette rencontre prend sens à partir de la mise en œuvre des processus de communication. C’est le lieu auquel nous permet de nous référer la notion d’Espace Public.

En tant que lieu de circulation discursive, ce lieu ne pourra pas être défini à partir de ses caractéristiques physiques ; nous allons devoir, au contraire, tenir compte de l’institution qui lui donne forme : le public. Le caractère institutionnel du public tient au fait que l’on désigne par ce terme une position énonciative. Ainsi, le public est, dans notre approche discursive, le sujet de langage désigné comme l’interprète d’une énonciation. Il découle de cela une approche de l’espace public comme un moment communicationnel dans lequel le sujet assume le rôle social de l’interprète. Nous gardons avec cela la distinction annoncée plus haut entre l’Espace Public et les espaces publics. Le premier, en tant que lieu imaginaire, n’existe que dans l’exercice de la parole. C’est pourquoi nous parlons de moment communicationnel plutôt que de lieu de communication. Ce moment, le moment de l’énonciation d’une parole dans un espace public, institue le sujet énonçant dans le rôle de l’interprète, en ce qu’il doit, en même temps qu’il énoncé une parole, être capable de savoir comment celle-ci peut être interprétée. Ce rôle d’interprète auquel se confronte le sujet de l’énonciation dans les espaces publics, est ce qui permet d’une part la rationalisation de la société et de l’autre la possibilité du lien entre le singulier et le collectif. Dans les termes d’Habermas :

‘« Les questions relatives à la validité idéale de normes ne peuvent se poser que dans l’attitude performative de celui qui agit (ou qui prend part à la discussion) tandis que les questions relatives à la validité sociale des normes, questions portant sur la façon dont valeurs et normes sont ou non factuellement reconnues dans un groupe, doivent être traitées dans l’attitude objectivante d’une tierce personne » 225 .’

C’est en effet parce qu’il assume l’existence de normes factuellement reconnues dans un groupe, que le sujet de l’énonciation donne naissance à cette tierce personne, qui ne se trouve pas présente, mais qui est là : le public. La notion de public prend ainsi toute son ampleur dans la compréhension des sociétés modernes en ce qu’elle vient compléter les institutions religieuses, mythiques ou idéologiques, chargées d’assurer le passage entre le singulier et le collectif. Une conception rationnelle de la société comporte donc une approche pragmatique de ces rapports entre singulier et collectif à partir des différents rôles assumés par les sujets sociaux. Nous suivons une hypothèse méthodologique selon laquelle ces rôles sociaux s’accordent avec les différentes positions énonciatives assumées dans les discours publics.

L’apparition de l’Espace Public moderne en parallèle avec le développement des médias d’information telle qu’elle a été décrite par Habermas ne semble pas poser problème à première vue.L’espace privé est l’endroit de la possession : c’est dans l’espace privé que les choses m’appartiennent et que je peux appartenir à quelqu’un 226 . La première condition que nous devons tous remplir pour pouvoir accéder à l’espace public est effectivement de n’appartenir à personne. Cela aussi bien dans le domaine « politique », comme le montre Habermas, que dans le domaine moralou spirituel ou religieux, comme l’avait expliqué Weber dans son analyse de la religion protestante.

Il faut aussi, et cela est une des conditions essentielles de la naissance de l’espace public moderne selon Habermas, qu’il y ait un espace qui ne soit plus la propriété de quelqu’un. Ainsi, l’espace public naît lorsque l’aristocratie se replie petit à petit vers les palais de la cour et que les médias d’information permettent enfin la libéralisation du « savoir pratique ». Dans la préface à l’édition de 1990 de l’Espace public, Habermas explique que lorsque, dans la première édition de son ouvrage, il avait décrit l’apparition de sociétés de lecture librement constituées en y voyant une forme embryonnaire d’égalité politique contenant le germe de ce qui devait devenir la société, il ne voulait pas décrire une sorte d’espace public idéal. Il ne fallait pas y voir une forme idéalisée de publicité à la veille de sa corruption par les médias de masse, mais un type idéal méthodologiquement opérationnel.Ces « sociétés de lecture » devaient être comprises comme le type idéal à partir duquel pouvaient être analysées les formes de discussion publique dans les sociétés modernes.

Ce type idéal était cependant empreint d’un constat problématique : l’hégémonie d’un public bourgeois qui exclut la population donne lieu à deux formes différentes de publicité représentative. D’une part, la bourgeoisie qui représente un pouvoir face au peuple et de l’autre, le peuple qui se représente face à lui-même. L’Espace Public compris depuis le type idéal des sociétés de lecture devait incarner dès lors ce lien entre l’État bourgeois et le peuple en l’absence duquel il n’y a pas de communication possible, mais seulement des relations hiérarchiques (du système étatique vers la société) ou bien des rapports spéculaires (une société qui se regarde elle-même dans les médias de masse). Habermas reconnaît lui-même, toujours dans la préface à l’édition de 1990 de l’Espace public, le caractère problématique d’un tel diagnostic ; celui d’une société coupée entre systèmes (les formes de relations et les rapports de pouvoir) et mondes vécus (les formes subjectives d’appréhension de ces systèmes) dont les médias de masse ne pourraient qu’en reproduire la structure par leur fonction spéculaire. La force critique de ce diagnostic, nous dit l’auteur, se cachait derrière une absence de connaissances empiriques et théoriques ‘ « Je considérais alors que cette publicité critique ne pouvait être portée que par des partis et des associations démocratisées de l’intérieur » 227 .

Les recherches en communication de masse et plus précisément dans le domaine dit des effets des médias ou de leur pouvoir, nous permettent en effet de mieux décrire aujourd’hui la relation, toujours problématique, entre les médias de masse et les publics 228 . Elles nous autorisent de ce fait à revenir sur la problématique soulevée par Habermas et considérer les processus d’opinion publique comme l’incarnation de cette voix publique critique que l’auteur allemand n’était pas en mesure d’imaginer. Ce sera l’objet de la troisième partie de cette thèse. ‘

Nous souhaitons pour le moment rester dans la relation mise en évidence par le premier travail de Habermas entre la publicité et l’exercice d’un pouvoir effectif. Cette relation est saisissante à l’observation d’une des particularités dans les formes d’exclusion du peuple de la représentativité publique, particularité qui tient à la différence entre l’exclusion des femmes et celle des hommes sous privilégiés ; en effet, les premières ont, malgré leur exclusion, une respectabilité sociale due à leur rôle essentiel dans le maintien des structures sociales 229 . Habermas attire avec cela l’attention sur une distinction, importante pour l’analyse des sociétés et essentielle pour la problématique de l’Espace Public, qui concerne les rapports sociaux articulés autour de l’identité sociale des sujets et les rapports de force au sein de ces mêmes identités sociales. Les premiers font état des structures sociales et peuvent se décrire à partir des études des positions sociales (celle occupée par un banquier, une femme au foyer, un facteur, un chef d’entreprise...). Le deuxième type de rapport ne concerne pas seulement la position sociale de l’acteur mais également sa légitimité à l’occuper (un jeune issu d’une famille modeste qui devient facteur ne possède pas le même statut que le fils d’un banquier qui décide de prendre son indépendance et passe un concours de la fonction publique). Cette distinction, qui nous semble à l’origine du travail de Bourdieu sur les pratiques culturelles, mais qui fait aussi appel aux travaux sociologiques de l’école de Chicago et qui est toujours problématisée par les sociologues contemporains a souvent été pensée par l’anthropologie, où l’on trouvera de nombreux exemples de la manière dont elle est mise en œuvre.

Ainsi,Pierre Clastres explique, dans un ouvrage sur le pouvoir et son institutionnalisation 230 , la partition sexuelle dans la tribu des Guayaki. Ce groupe social s’articule autour de deux espaces : la forêt (espace masculin de chasse) et le campement (espace féminin de récolte). À chacun de ces espaces correspond un outil précis et inaliénable. L’arc est l’outil pour la chasse et le panier est l’outil pour la récolte. L’un et l’autre sont des signes distinctifs de la sexualité : un homme ne saurait jamais toucher à un panier ni une femme à un arc. Or, des hommes malchanceux dans leur rôle de chasseur peuvent être conduits à prendre un panier sous la pression d’un groupe qui ne peut pas se permettre de garder des éléments improductifs.

Clastres fait alors état d’un groupe où habitent deux hommes qui portent un panier. L’un a été obligé, suite à sa malchance à la chasse, d’intégrer l’espace des femmes, mais il refuse d’accepter son sort : il porte le panier d’une manière différente (et moins pratique) de celle des femmes, il ne s’intègre pas au groupe féminin. Il est par ailleurs devenu veuf, et aucune femme ne voulant de lui comme mari, il doit rester célibataire, ce que l’empêche de faire partie d’un groupe familial. Il est, en somme, marginalisé. L’autre porteur de panier est ce que nous appellerions un transsexuel : il se comporte comme une femme, il fait partie du groupe féminin, il garde ses cheveux un peu plus longs que les autres hommes et il refuse le contact d’un arc comme un chasseur celui d’un panier. Or, il est homosexuel parce qu’il a été malchanceux à la chasse : ‘ « les confidences de ses compagnons révélaient que son homosexualité était devenue officielle, c’est-à-dire, socialement reconnue, lorsqu’était apparue évidente son incapacité à se servir d’un arc » 231 .

Il s’agit donc d’une situation, dans le second cas, où il n’y a pas de refus de la part de la communauté et Krémbergui, c’est ainsi qu’il s’appelle, passe complètement inaperçu dans son rôle de femme, par opposition à Chachubutawachugi qui, lui, étant resté un « homme » sans pouvoir agir comme tel ‘ « littéralement,[…] ’ ‘ ne se trouvait nulle part  ’ ‘ » 232 . C’est dire si la reconnaissance d’un rôle a un rapport direct et dynamiqueavec l’institution d’un espace social ; espace social qui est de ce fait déterminé par les rôles qu’y assument les sujets sociaux mais également déterminant dans les pratiques qu’ils peuvent y assumer. Ce paradoxe sociologique est, nous semble-t-il, l’objet auquel nous pouvons nous intéresser dans une perspective communicationnelle de l’Espace Public.

C’est par ce biais que l’Espace Public comme idéal-type d’analyse de la publicité nous semble pertinent. Nous devons donc l’aborder non seulement comme un lieu pour la participation politique, mais également comme un lieu d’existence sociale, en ce qu’il désigne la possibilité de mise en visibilité des individus, de leurs discours, de leurs attitudes, de leurs postures et de leurs représentations. C’est le lieu, autrement dit, de mise en récit des mondes vécus. Nous avons montré dans la première partie comment les institutions médiatiques composant notre corpus (les journaux d’information et les affiches politiques) devenait des instances d’énonciation. Il convient maintenant de se pencher sur le processus d’énonciation mis en place par ces instances afin de pouvoir délimiter la réalité discursive contenue dans le corpus.

Notes
225.

HABERMAS, J : 1987 op.cit, (p. 205).

226.

La notion de vita activa, commence chez Hannah Arendt, par la définition de l’homme public comme celui qui possède, dans sa sphère privée, des femmes et des esclaves. ARENDT, H : La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris 1993

227.

HABERMAS, J : L’Espace public, Payot, Paris 1993 (p. 20).

228.

DERVILLE, G: Le pouvoir des médias. Mythes et réalités, PUG, Grenoble 2005 et WOLF, M : Los efectos sociales de los media, Paidós, Barcelona 1994 pour citer deux, parmi les nombreux ouvrages traçant les théories classiques sur le rôle social des médias. LE GRIGNOU, B : Du côté du public. Usages et réceptions de la télévision, Economica, Paris 2003 pour les approches focalisées sur le public, un peu moins développées historiquement, mais également présentes aujourd’hui dans les recherches en communication.

229.

Le caractère discriminant de cette respectabilité va de soi, bien évidemment, de même qu’elle est visible dans la comparaison avec les hommes sous privilégiés et non par rapport à l’ensemble du corps social.

230.

CLASTRES, P : La société contre l’état, Minuit, Paris 1974, 186 P.

231.

Idem (p.95).

232.

Ibid (p. 96) C’est l’auteur qui souligne.