2.1. L’espace et le temps

Nous l’avons expliqué plus haut, notre thèse s’articule autour de l’analyse de trois langages différents : le langage de l’information, le langage publicitaire et le langage politique. Ces trois types de langage ne sont tout de même pas indépendants les uns des autres ; au contraire, le langage publicitaire peut être considéré comme le type de langage utilisé dans la mise en scène du dispositif d’énonciation de l’affiche politique. Dès lors, nous sommes confrontés, dans cette thèse, à deux types de dispositifs : les dispositifs médiatiques qui permettent la mise en scène du langage d’information et les dispositifs publicitaires qui permettent la mise en scène du langage politique. Le troisième type de dispositif qui devrait composer notre corpus, le dispositif politique, est celui qui fait l’objet de notre problématique de départ en ce qu’il se compose des rapports fondateurs de la communication politique désignés par André Gosselin par la distinction entre territoires et arènes du politique.

Le type d’approche communicationnelle du fait politique que nous proposons dans cette thèse nous conduit, dès lors que nous acceptons la distinction entre « énonciation » et « communication », à rendre compte des éléments signifiants dans le processus de médiation entre ces deux plans de l’action politique. Le dispositif d’énonciation est ainsi abordé, en tant que lieu où cette médiation se fait visible, dans le dessein de rendre compte de l’ethos caractéristique de chacun des « je » énonciateurs qui le composent. Nous faisons avec cela l’hypothèse, en accord avec la forme de rationalité intentionnelle défendue dans cette thèse, d’un passage du « je » énonciateur qui a été abordé dans la première partie de ce travail vers le « nous » communiquant qu’il devient lorsqu’on le considère comme une instance de communication. Nous proposons d’analyser ce passage à partir de l’existence d’une cohérence signifiante reconnaissable par un locuteur et un interlocuteur : un ethos discursif.

La narration étant ce qui permet l’insertion d’une forme symbolique dans le temps réel du sujet par le processus de communication, nous allons considérer les marques narratives comme les marqueurs de cette médiation instituant l’instance communicante. Ces marques narratives sont sémiotiquement appréhendables par la représentation du temps dans le discours. Cela est toutefois lié aux propriétés symboliques de chacun des « je » énonciateurs : les journaux d’information s’insèrent dans un temps présent parce que ‘ « l’information n’est pas tournée vers l’intelligibilité de ce qui s’est passé, mais vers l’attente de ce qui n’est pas encore » 237 ce qui a comme conséquence l’opposition entre le temps de l’actualité propre au « je » énonciateur journalistique et le temps long de l’histoire où nous situons le « je » énonciateur des affiches politiques. L’analyse narrative des dispositifs devra tenir compte de cette distinction.

Les journaux d’information : l’actualité

Le temps de l’actualité est celui par lequel une succession d’énoncés s’enchaîne de manière diégétique jusqu’à prendre la forme d’un événement et dont Tocqueville rendait compte déjà au XIXème siècle en en faisant une caractéristique de la modernité :

‘« Les seuls monuments historiques des Etats-Unis sont les journaux. Si un numéro vient à manquer, la chaîne des temps et comme brisée : le présent et le passé ne se rejoignent plus » 238

Tocqueville énonce également de manière implicite dans ce paragraphe une autre caractéristique : un monument n’est, en fin de compte, « qu’un site où un énoncé prend forme ». On peut dire, en effet, qu’un journal est, avant tout, un monument, d’où le caractère symbolique des événements médiatiques par opposition au caractère réel des faits 239 . Il ne faut toutefois pas confondre le discours porté par un monument avec ses caractéristiques esthétiques de même que le dispositif d’énonciation ne doit pas être confondu avec les discours qu’il met en scène.

Par ailleurs, le temps long de l’histoire n’est pas celui d’une succession de faits (ce qui reviendrait à définir l’histoire comme une juxtaposition de monuments constitués de récits d’événements sans tenir compte de leurs implications discursives) mais celui d’une succession d’événements institués en périodes. Nous allons donc distinguer les faits (qui ont lieu dans le réel), l’actualité (qui occupe le temps court de l’information) et les périodes (qui composent le temps long de l’histoire). La notion d’actualité est en ce sens plus pertinente que celle d’information, en ce qu’elle désigne ce moment présent que le dispositif, journalistique dans notre cas, permet d’instaurer. Parmi ces trois composantes de la communication, notre travail se borne aux deux seules qui peuvent produire du sens : l’actualité et la période historique.

On dit alors que chaque numéro d’un journal constitue une unité de temps et qu'une fois qu’il a été parcouru, son existence devient passée.C’est aussi en ce sens que Claude Jamet et Anne Marie Jannet parlent de la présence du journal pour distinguer ce moment symbolique dans lequel les événements existent grâce au lecteur qui les lit. Cette présence dépend toutefois d'une unité et d'une régularité qui permettent de rendre prévisible son apparition quotidienne : la mise en scène, c’est-à-dire, l’ensemble d’éléments signifiants qui par leur articulation permettent la constitution du dispositif 240 . Nous considérons cette mise en scène comme l’équivalent journalistique de l’ethos des affiches électorales.

Comme cela a été souligné tout à l’heure, le mécanisme de médiation propre au langage journalistique au sein du lieu de la construction du texte comporte le respect de la véracité. La mise en scène du dispositif sera donc abordée comme l’ensemble des éléments visant à renforcer le dire vrai de l’institution médiatique. Nous laissons entendre ainsi une hypothèse selon laquelle la relation entre l’actualité et le réel passe par le principe de véridiction qui, comme cela a été également expliqué plus haut, est rattaché au principe de pertinence : est considéré comme pertinent ce qui est susceptible d’être vrai. Le rôle du dispositif journalistique est d’appliquer aux discours présents dans le journal le principe de véridiction et ce au moyen des éléments signifiants constitutifs de la mise en scène de l’information. Le dispositif est, en dernière instance, une première forme de vérification de l’actualité. Dès lors, « les fait divers » ou certains « événements exceptionnels » ont, par exemple, leur espace propre d’où ils peuvent sortir si ce principe leur autorise à le faire 241 .

Les affiches électorales : l’utopie

La temporalité du politique est celle du temps historique, de la dialectique entre le passé et le présent, mais aussi de la dialectique entre le temps (présent ou passé) et le futur. Nous considérons alors que l’affiche électorale participe à la narrativité de l’élection avec l’instauration d’un ethos politique qui est analysable à partir de trois types de rapport au temps : un rapport causal issu de l’ethos argumentaire déployé dans l’affiche, un rapport historique correspondant à la forme de narration mise en place (ethos narratif) et un rapport référentiel issu de l’ancrage identitaire revendiqué dans l’affiche (ethos mythique) 242 . Rendre compte de la temporalité représentée dans une image demande, si l’on suit toujours les pas du groupe LUCIOLE, la restitution du temps dans l’espace. C’est la raison pour laquelle l’affiche, conçue comme une image, et non comme une succession de messages ou de signes linguistiques, sera décomposée en trois espaces de représentation instituant ces trois types de rapport au temps à partir desquels elle acquiert une forme cohérente de narration.

Cette cohérence peut être définie, nous semble-t-il, avec la notion d’identité politique contextuelle (contenue dans le temps de la campagne analysée) de chacun des partis. C’est en effet parce qu’elle s’insère dans une temporalité narrative que l’identité discursive de chaque parti politique peut avoir une incidence dans les pratiques de l’individu, se traduisant par l’institution d’un sujet politique et par la mise en oeuvre d’un acte politique : le vote. L’institution d’un sujet politique implique, de ce fait, la participation de celui-ci à la construction symbolique de la narration politique à partir du processus de triple mimèsis avec lequel Paul Ricoeur articule la relation entre temps et récit :

‘« Il apparaîtra corollairement, au terme de l’analyse, que le lecteur est l’opérateur par excellence qui assume par son faire – l’action de lire – l’unité de parcours de mimèsis I à mimèsis III à travers mimèsis II » 243 .’

À l’action de lire nous substituons celle de regarder, toujours dans le dessein qu’exprime Ricoeur lorsqu’il explique que :

‘« L’argument du livre consiste à construire la médiation entre temps et récit en démontrant le rôle médiateur de la mise en intrigue dans le procès mimétique » 244 .’

Le rôle de la « mise en intrigue » est ainsi, dans l’analyse que nous proposons, le rôle rempli par les facteurs énonciatifs référents au temps historique propre à la narration, de telle sorte qu’en effet il nous est possible de dire que :

« nous suivons le destin d’un temps préfiguré à un temps réfiguré par la médiation d’un temps configuré » 245 .

Un parti politique est ainsi capable d’instaurer une identité politique lorsqu’il propose, à ceux qui vont la partager, ou à ceux qui sont censés la partager, une forme d’ancrage du temps historique dans la ‘ « dialectique vivante entre le passé, le présent et le futur » 246 . C’est au moyen de cette identité qu’il est possible d’empêcher l’institution d’un temps long de l’histoire, qui ‘ « peut être un temps sans présent, donc aussi sans passé ni futur : mais alors il n’est plus un temps historique, et la longue durée reconduit seulement le temps humain au temps de la nature » 247 . Ce temps de la nature est celui exprimé dans le rapport causal entre des faits qui se succèdent et qui n’ont donc aucune possibilité d’être porteurs de sens.

‘« Cette conséquence désastreuse ne peut être éludée que si une analogieest préservée entre le temps des individus et le temps des civilisations : analogie de la croissance et du déclin, de la création et de la mort, analogie du destin » 248

Le parti politique étant donc un des acteurs dont le rapport au temps préserve cette analogie, il faut pour cela qu’il établisse avec les individus une forme de communication à travers laquelle ceux-ci puissent donner un sens au temps et à l’espace dans lesquels ils existent et agissent. C’est seulement à ce moment que le contrôle discursif devient analysable comme critère de liberté 249 et que l’évaluation des actions d’autrui selon des critères communs devient possible. Nous laissons pour l’instant dans l’air cette notion de contrôle discursif, nous la reprendrons dans la troisième partie de la thèse, lors de notre évaluation critique de l’Espace Public européen.

Nous pouvons maintenant préciser l’hypothèse d’analyse sous tendant l’inscription des discours énoncés dans la réalité sociale : les instances de communication se construisent autour du principe de véracité dans le cas des journaux d’information et du principe de justesse pour les affiches. La vérification d’une telle hypothèse demande la mise en place d’une démarche d’analyse qui nous permette d’observer, après avoir identifié l’identité du « je » énonciateur incarné par l’instance d’énonciation, les éléments grâce auxquels ce « je » énonciateur devient un « nous » communicant.

Notes
237.

TÉTU, J-F: « L’actualité ou l’impasse du temps » in BOUGNOUX, D : Sciences de l’information et de la communication, Larousse, Paris 1993 (p.721). Nous trouvons dans ce même article des références à un article de Yves Lavoinne où la figure du journaliste est opposée à celle de l’historien à partir de leur rapport au temps (LAVOINNE, Y : Le journaliste, l’histoire et l’historien. Les avatars d’une identité professionnelle (1935-1991) in Réseaux nº51, CNET 1992).

238.

TOCQUEVILLE, A : De la Démocratie en Amérique, vol.1, Garnier-Flammarion, Paris 1981 (p.297).

239.

Pour une formulation récente de cette même problématique dans le travail de l’historien : DOSSE, F : Paul Ricoeur, Michel de Certeau. Histoire entre le dire et le faire, L’Herne, Paris 2006 (p. 66). Pour un travail sémiotique sur l’événement et le rapport au réel : LAMIZET, B : Sémiotique de l’événement, Hermes Publishing, Londres, 2006.

240.

JAMET, C et JANNET, A-M : 1999.

241.

Voir à ce sujet le numéro spécial des cahiers du journalisme sur le fait divers : Les cahiers du Journalisme, nº 14 printemps/été 2005, voir aussi le texte fondateur de Roland Barthes : BARTHES, R : Structure du fait divers in Essais critiques, Seuil, Paris 1964.

242.

GROUPE LUCIOLE : 1991, op.cit.

243.

RICOEUR, P: Temps et récit 1. L’intrigue et le récit historique, Seuil, Paris 1983 (p. 107).

244.

Idem (p.107).

245.

Ibid. (p.108) (en italique dans le texte).

246.

Ibid. (p. 394).

247.

Ibid. (p. 395).

248.

Ibid. (p.395).

249.

Pour la notion de contrôle discursif : PETTIT, Ph : Una teoría de la libertad, Losada, Madrid 2006. Nous y reviendrons dans la troisième partie.