2.2.2. L’ethos narratif

La cohérence de l’ethos discursif est également issue de son inscription dans un temps historique. Dans une campagne présidentielle, cela se voit grâce à la temporalité de la campagne, ‘ « temporalité qui se trouve problématisée et matériellement réalisée dans l’apparition séquentielle, chronologique des affiches d’un même candidat » 267 . Les élections européennes mobilisent moins cette forme narrative (ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas de premier et deuxième tour et que le temps effectif de la campagne, en accord avec l’importance qui lui est donnée dans les enjeux nationaux de chaque pays, est moindre que celle d’une campagne législative ou présidentielle). L’ethos narratif désigne dès lors, pour notre corpus, l’articulation entre l’expression de la causalité dans le temps (ethos argumentaire) et son inscription dans la médiation d’un temps historique partagé par le « je » énonciateur et le « je » spectateur.

C’est par ce biais que l’identité politique est partageable par un ensemble de citoyens et qu’il est possible d’aborder la médiation politique à partir des subjectivités qu’elle met en jeu au lieu de la réduire à une forme objective de structuration du monde qui s’arrêterait à une logique argumentaire. On dira ainsi, toujours à la suite de Paul Ricoeur, que :

‘« La substitution de l’intersubjectivité à l’esprit objectif Hégélien préserve à mon sens, les critères minimaux de l’action humaine, à savoir de pouvoir être identifiée par des projets, des intentions, des motifs d’agents capables de s’imputer à eux-mêmes leur action ». 268

La prise en compte de la subjectivité dans une perspective critique, qui est un point central de cette thèse, est dès lors opérationnalisée à partir de l’activité mimétique. On peut dire que celle-ci ‘ « en mobilisant par le canal de la lecture les ressources entrecroisées de l’histoire et de la fiction apparaît ainsi comme un élément de réponse aux apories du temps mises en évidence par le courant phénoménologique» 269 . Il s’agit, en effet, du passage entre les mondes vécus et leurs différentes interprétations. La mimésis rend donc ce passage opérationnel parce qu’elle le situe dans l’acte de mise en intrigue « ‘ l’acte configurant de la mise en intrigue permet une maîtrise symbolique du temps » 270 . L’ethos narratif est l’incarnation, dans les dispositifs d’énonciation mis en œuvre dans les affiches politiques, de cet acte configurant la mise en intrigue.

Cet acte est mis en scène, et donc il devient possible de lui donner une dimension sémiotique, à partir des signifiants déictiques. Dès lors, si on les considère dans un sens large, plus large en tout cas que la stricte conception linguistique, nous pouvons les appliquer aux formes d’agencement spatial des dispositifs. Nous nous référons ici au travail d’Annette Beguin-Verbrugge sur le rôle des dispositifs graphiques dans les processus de communication :

‘« Comme les déictiques [dit-elle], les bordures sont des signes indexicaux, qui servent à montrer. Ils articulent l’espace de l’inscription et l’espace de la communication dans laquelle celle-ci prend place. La différence tient à la direction de l’index. Les déictiques correspondent à une deixis centrifuge qui part du message pour référer à la situation de communication qui le produit. Les bordures et les cadres correspondent à une deixis centripète qui ramène les acteurs de la communication à l’espace privilégié où elle se réalise » 271 .’

Cette double direction de la deixis n’est pas sans rappeler la « sui référentialité » des actes de langage de Searle avec ses deux formes d’ajustement au monde que nous avons examinées plus haut. C’est par l’observation de ces deux formes déictiques que nous allons pouvoir rendre compte de la mise en place d’un ethos narratif qui, dans un processus de communication signifie, nous semble-t-il, l’incarnation de la mimésis II dans le vocabulaire de Ricoeur. La description d’un tel ethos narratif demande cependant l’usage des catégories sémiotiques propres à la narration : les rôles actantiels attribués à l’énonciateur et à l’énonciataire de l’affiche. La deixis centrifuge désigne donc la place que l’énonciateur s’octroie dans le contexte de communication. La deixis centripète désigne, en revanche la place qu’il octroie à l’énonciataire.

La campagne électorale est comprise, dans notre hypothèse d’analyse narrative, comme un récit qui, au nom d’un destinateur (l’Europe comme institution), permet au sujet destinataire (le citoyen) d’acquérir certaines modalités (savoir et/ou pouvoir voter, devoir et/ou vouloir voter) et lui dicte des performances à accomplir (élire un parlement). À ce moment se met en place le programme narratif de base : la quête d’un objet de valeur (un parti, un discours...) pour laquelle le sujet peut être aidé par un adjuvant (le parti, le discours...) et contrarié par un opposant (d’autres partis...). La remise de l’objet de valeur à un destinataire concerne enfin le moment où le sujet est sanctionné (réconforté dans son choix ou non). L’Europe qui était le destinateur de la quête en devient ainsi le bénéficiaire au moyen de son parlement 272 .

Les rôles actantiels assumés par l’énonciateur (parti) et le destinataire (spectateur) dans chacune des affiches analysées nous informent, dès lors, du programme narratif de chacune des affiches au sein de la campagne électorale. L’ethos narratif sera ainsi caractérisé par son articulation avec le récit électoral : nous cherchons à voir la relation qui s’instaure entre le parti et l’électeur comme acteurs d’un processus politique et l’énonciateur et l’énonciataire comme actants d’un programme narratif. L’ethos narratif des affiches devient ainsi une marque de la mise en intrigue du récit électoral lorsque les rôles actantiels décrits dans le programme narratif nous permettent de décrire le type de relation qui s’opère dans la situation de communication « campagne électorale » entre les acteurs qui la composent.

Le repérage de la structure narrative des affiches permet de distinguer trois types d’objet de valeur : des discours, des acteurs et des objets.

Des discours comme objets de valeur 

IU, PS, PSOE, et PP présentent un programme narratif où l’objet de valeur vers lequel est poussé le sujet de la quête est un discours. Dans l’affiche d’IU, il s’agit du discours qui est incarné par l’ethos argumentaire, dans celle du PS, le discours est celui qui est désigné comme « l’Europe sociale », pour le PSOE c’est l’idée d’Europe qui devient un discours dans le slogan et pour le PP enfin, la notion de « Force » acquiert une valeur discursive vers laquelle se penche le sujet.

La mise en situation de ce récit, c’est-à-dire la prise en compte de la place attribuée à l’énonciateur et à l’énonciataire, qui est repérable à partir des formes déictiques décrites plus haut, se produit de la manière suivante :

- dans l’affiche d’IU, le parti et le spectateur assument tous les deux le rôle actantiel du sujet du programme narratif de l’affiche (le parti et le spectateur doivent se mettre à la place de l’objet représenté, le jeune garçon, et pour cela il leur faut un objet de valeur : l’imaginaire politique incarné dans l’identité d’IU et dont nous verrons les caractéristiques dans l’analyse de l’ethos mythique).

- dans l’affiche du PS la place du spectateur est également la même que celle de l’acteur politique dans le récit électoral. Il est le sujet de la quête d’un objet de valeur incarné par le parti. Le programme narratif de cette affiche (le spectateur doit prendre l’objet de valeur qui lui est présenté, c’est-à-dire l’Europe sociale) s’insère dans un programme narratif plus vaste qui est celui des élections européennes. À cet effet, la locution « et maintenant » relie ces deux programmes narratifs de telle sorte que le destinateur du récit électoral (l’Europe comme institution qui permet au sujet d’acquérir les modalités du faire et du savoir) est le même que celui du programme narratif de cette affiche (il lui indique l’objet de valeur dont il a besoin pour accomplir sa tâche : le PS).

Dans l’affiche du PSOE le spectateur est interpellé à deux endroits différents qui se trouvent séparés par la bordure du portrait du candidat et qui désignent l’existence d’au moins deux programmes narratifs différents. Le premier est celui d’un candidat qui se présente comme le sujet qui recherche un objet de valeur incarné par le pouvoir et qui demande au spectateur une sanction positive en tant que bénéficiaire de ce pouvoir. Le deuxième concerne la composition graphique (E amour E) qui assume le rôle d’un objet de valeur, recherché aussi bien par le spectateur qui devient le sujet de cette quête que par le parti qui en devient donc l’adjuvant. Ces deux programmes narratifs s’instituent dès lors comme un deuxième récit électoral dans lequel la quête du pouvoir incarnée par le candidat est qualifiée comme la quête d’un amour. Cela donne lieu à un carré sémiotique intéressant où le pouvoir est caractérisé par le fait d’aimer :

L’affiche du PP contient, comme celle du PSOE, un élément plastique qui la coupe en deux parties. Il s’agit de la bordure bleue qui sépare le haut et le bas de l’affiche et qui met en place un double programme narratif. Dans la partie supérieure, l’objet de valeur est représenté par la « force » recherchée par un sujet (le parti) et son adjuvant (le spectateur) qui est représenté par le pronom « contigo ». Dans la partie inférieure, le spectateur est le destinataire interpellé par l’impératif (vota) qui doit sanctionner l’action du parti au moyen du vote. Ce double programme narratif s’insère ainsi dans le récit de l’élection par le biais du pronom « contigo » qui remplit une fonction de relais semblable à celle de l’adverbe « maintenant » pour le PS. Ce pronom indique en effet la reconnaissance de la part de l’énonciateur d’une situation de communication spécifique à laquelle participe aussi le spectateur. Autrement dit, c’est la marque de la présence d’un destinateur (l’Europe comme institution) qui serait à l’origine des épreuves subies par les actants du récit. L’Europe comme destinateur du récit électoral n’est toujours pas présente de la même manière pour chacune des affiches. Elle semble ici jouer un rôle prépondérant. C’est pourquoi, le parti doit s’arroger le rôle actantiel du sujet de la quête s’il veut représenter une forme de « pouvoir faire ». Or, les compétences (pouvoir faire) que le parti doit acquérir concernent d’une part le pouvoir agir (être forts) et de l’autre le pouvoir représenter (avec toi « contigo »). Les deux programmes narratifs de cette affiche se rejoignent enfin dans la mise en place d’un seul programme axiologique :

Des acteurs qui sont des objets de valeur

Deux affiches, celle des Verts et celle de l’UDF développent un programme narratif où l’objet de valeur de la quête du sujet du récit est incarné par un acteur : un « nous » qui pourrait être la France dans le cas de l’UDF et le parti lui-même dans le cas des Verts.

La situation de communication qui en découle concerne, pour les Verts, un spectateur qui assume la même place que le sujet de la quête (le spectateur qui relie l’encadré avec le reste de l’affiche) et le parti qui s’octroie la même place que celle de l’objet de valeur du récit. C’est ainsi que le spectateur s’insère dans le récit électoral comme le héros d’un programme narratif où le parti politique représente un objet de valeur dont l’acquisition permet l’obtention d’une sanction de la part du destinataire. Il s’agit de ce fait d’une affiche qui s’insère parfaitement dans le récit électoral tel que nous l’avons proposé comme hypothèse d’analyse. Autrement dit, les Verts se présentent comme un actant du récit européen et donc, comme les représentants d’une volonté d’action européenne. La mise en place d’un récit dans lequel le spectateur de l’affiche acquiert le rôle d’un héros à la recherche d’un objet de valeur qui s’avère être un parti politique, nous renseigne sur la manière dont les Verts conçoivent leur identité politique : voter pour les Verts signifierait selon ce parti, l’obtention d’un objet de valeur. Nous pouvons nous demander si cet objet est l’Europe pour ce parti politique. Nous y reviendrons dans l’analyse discursive lors de la troisième partie de la thèse.

Dans le cas de l’UDF, le découpage de l’affiche introduit deux situations de communication, une première où le spectateur est situé dans le rôle d’un destinataire (qui bénéficie de l’action de François Bayrou) mais aussi une deuxième où sa capacité à produire une sanction à l’encontre de l’UDF (au moyen de son vote) le situe dans le rôle de l’adjuvant de François Bayrou. A l’opposé de l’affiche précédente, le visage de François Bayrou incarne ici le rôle du destinateur du récit électoral. Dès lors, ce récit met en place un programme narratif dans lequel un sujet (François Bayrou en tant que président de l’UDF) suit les épreuves dictées par un destinateur (François Bayrou en tant qu’énonciateur absent dont on cite les mots entre guillemets) avec l’aide de deux adjuvants (le candidat de la région et le spectateur-électeur) dans la recherche d’un objet de valeur (l’Europe) lui permettant d’acquérir les compétences nécessaires afin d’obtenir la sanction d’un destinataire incarné par le « nous » de « nous avons besoin d’Europe » : la France (c’est-à-dire, les électeurs plus François Bayrou, dans le cadre d’une identité instaurée par l’affiche) 273 .

Des objets qui sont des objets de valeur

L’affiche de l’UMP développe enfin un programme narratif où l’objet de valeur est incarné par la France (« Voyons la France en grand »). Ainsi, l’obtention de cet objet de valeur de la part du parti demande la collaboration d’un adjuvant (l’Europe). Mais en même temps, le regard d’une jeune fille, qui se confond avec une carte de la France, interpelle le spectateur lui attribuant le rôle de destinataire de cette action. De ce fait le spectateur est à la fois celui qui doit sanctionner l’action du parti et une composante de l’objet de valeur recherché par ce même parti. Il apparaît que dans ce qui semble une volonté d’enlever à l’Europe le rôle de destinateur du récit électoral, l’UMP lui attribue celui d’adjuvant dans la compétition électorale déplaçant avec cela l’action du sujet dans le récit (l’action sur laquelle doit porter la sanction du destinataire) en dehors du cadre français.

Notes
267.

Groupe LUCIOLE : 1991 op.cit (p.68).

268.

RICOEUR, P : 1986op.cit (p.334).

269.

CARCASSONNE, M : Les notions de médiation et de mimesis chez Ricoeur : présentation et commentaires, in Hermès. Cognition. Communication. Politique nº 22 CNRS, Paris 1998 (p.55)

270.

Idem (p.55).

271.

BEGUIN-VERBRUGGE, A : 2006 op.cit. (p.59).

272.

Nous suivons donc le programme initié par Greimas (GREIMAS, A.J : Du sens II. Essais sémiotiques, Seuil, Paris 1983, 245 P.)

273.

Ce programme narratif visant la sanction de la France par le biais de l’Europe comme objet de valeur est, à la lumière de la campagne pour les élections présidentielles de 2007 pendant laquelle nous écrivons cette thèse, doublement intéressante. Le programme narratif mis en place par François Bayrou en 2004 pour les élections européennes étant de fait un programme narratif visant déjà l’élection présidentielle de 2007.