3. Les formes de l’intentionnalité 

Les instances d’énonciation définies dans la première partie de l’analyse participent à la création de faits institutionnels si elles peuvent être à l’origine d’énoncés porteurs d’intentionnalité collective. L’intentionnalité collective est cette propriété de l’esprit (« mind »)par laquelle un « je » peut se transformer en un « nous » en amont de l’action commune effectivement réalisée (avant la réalisation d’une action quelconque, et indépendamment que celle-ci soit en effet réalisée, « je veux faire ceci » se transforme en « nous voulons faire ceci »). Toute la théorie de Searle repose donc sur le principe selon lequel ces deux énoncés (« je veux » et « nous voulons ») reviennent à un même sujet d’énonciation : l’intentionnalité collective désigne ainsi la possibilité, pour les sujets de langage, de réaliser la médiation, fondatrice du lien social, entre le singulier et le collectif. Cette médiation intentionnelle du singulier au collectif s’exprime dès lors par une phrase au présent du type « nous faisons ceci au moyen de cela ». Searle, dans son goût pour les exemples du quotidien, l’exprime de la manière suivante : ‘ « tout comme je tire un coup de feu en pressant sur la gâchette, de même NOUS préparons la sauce au moyen de MON action de mélanger et de TON action de verser » 274 .

Par cette formulation l’énonciateur imprime une forme de subjectivité à la représentation de sa participation à une action commune, car il désigne de manière déictique un monde objectif (ceci, cela) 275 . La place de l’énonciateur dans l’espace et le temps le distingue de n’importe quel autre individu : il y a une seule personne qui puisse être au même endroit et au même moment. Du coup, l’usage de la première personne du pluriel ne peut pas faire référence à une réalité quelconque propre à l’énonciateur, ce qui équivaudrait à soutenir qu’il peut y avoir deux choses au même moment et au même endroit. Cet usage se réfère plutôt à une caractéristique partagée par ceux qui pourraient être en train de faire la même chose au même moment.

L’analyse intentionnelle vise donc à élucider cette forme conditionnelle de représentation du monde qui se produit à travers l’imaginaire des sujets sociaux. En effet, les propriétés d’un « nous » qui ne s’est pas encore réalisé, comme c’est le cas d’un énoncé de fait à la première personne du pluriel au présent de l’indicatif (nous faisons une mayonnaise), sont forcément imaginaires. Le « nous » n’existe qu’en tant que sujet de l’énonciation ou bien, dans le domaine de l’action, à partir de la reconnaissance d’un sujet individuel dans les attributs rattachés à ce « nous » sujet de l’énonciation.

L’hypothèse de l’intentionnalité collective, telle que nous la comprenons, consiste à dire que c’est par la reconnaissance d’un moyen (faire au moyen de) que le rapport entre l’imaginaire (nous) et le réel (ceci et cela) est symbolisé. Ainsi, l’analyse de la mise en oeuvre de faits institutionnels porte sur cette instance où un moyen est mobilisé afin de pouvoir partager l’identité issue de ce double rapport entre le réel et l’imaginaire 276 . Cela implique deux temps méthodologiques que nous développerons ci-dessous : d’abord, la détermination des rapports intentionnels, qui doit se faire à partir de la description de la position énonciative dans laquelle sont représentés les actants d’un énoncé et ensuite, le processus de référence auquel ces rapports font appel et qui permet ainsi de désigner le sens issu de la représentation de la distance intentionnelle.

Notes
274.

SEARLE, J.R : « L’intentionnalité collective » in PARRET, H (dir.) : La communauté en paroles. Communication, consensus, ruptures, Mardaga, Liège 1991 (p.239). Dans le cadre de notre thèse, ceci peut s’exprimer par des phrases du type « nous souhaitons obtenir un pouvoir au moyen des élections européennes » mais également « nous défendons notre pouvoir au moyen des élections européennes ». Dans le premier cas, il s’agit de l’expression d’un souhait ou d’une volonté, dans le deuxième il s’agit de la reconnaissance d’une activité. Dans les deux cas, l’intentionnalité collective est indépendante de l’obtention d’un but recherché : elle se produit en amont.

275.

La déixis, notion par laquelle on entend « ‘ la localisation et l’identification des personnes, objets, processus, événements et activités [...] par rapport au contexte spatio-temporel crée et maintenu par l’acte d’énonciation ’ » exprime la singularité de l’énonciateur puisque c’est autour de lui que s’organise le contexte représenté dans l’énoncé. (LYONS, J : « Sémantique linguistique », Larousse, Paris 1980 (p.261) cité in CHARAUDEAU, P et MAINGUENEAU, D : Dictionnaire d’analyse du discours, op.cit.).

276.

Bernard Lamizet parle d’une Sémiotique instante pour définir cette forme d’analyse : LAMIZET, B : la sémiotique instante. Introduction à la sémiotique politique in Semiotica nº159 (pp.1-54).