3.1.2. La vérité journalistique 

Dans l’analyse des « noms-de-journal », nous avons observé quatre formes symboliques (le titre, le nom propre, la signature et la dissémination) auxquelles nous avons attribué certains rôles énonciatifs. Nous pouvons donc considérer ces quatre formes symboliques comme des représentations des « moyens de faire », toujours dans notre démarche fondée sur l’intentionnalité collective défendue par Searle. Or, comme on a pu l’observer dans la même analyse, toutes ces formes ne sont pas dans un même rapport au monde selon chacun des journaux. Ainsi, le nom-de-journal comme titre est un moyen de se référer à un espace et un temps pour quatre des journaux analysés (EL PAIS, Le Monde, El Mundo et Le Figaro) tandis qu’il est seulement une référence temporelle pour les deux autres (ABC et Libération). Nous avons décrit le rôle du « nom-de-journal » en tant que destinateur comme l’institution d’un lieu de médiation sémiotique (Cf. I.2.2).

L’insertion de cette médiation sémiotique dans un espace de communication doit tenir compte du fait que le rapport intentionnel constitutif des journaux d’information est celui de la véracité ; dès lors, le travail d’analyse intentionnelle ne peut pas porter sur la mise en œuvre des types d’agir communicationnels comme cela a été fait pour les affiches, mais sur la construction d’un énoncé premier, que nous appelons le journal et qui est le résultat de la médiation sémiotique entre les différents rôles du nom-de-journal et ses lecteurs.

Nous procéderons en suivant plusieurs hypothèses que nous tenterons de valider successivement. Précisons d’abord notre postulat de départ : nous considérons le nom-de-journal comme un énoncé pouvant signifier, à partir de son usage dans des processus de communication, le lieu d’une médiation intentionnelle collective : il est possible, à partir des énoncés noms-de-journal, de donner un sens aux phrases du type « nous faisons ceci au moyen de cela ». Nous supposons ainsi qu’un lecteur, par exemple du journal Le Monde, peut formuler une phrase du type « nous, lecteurs, lisons l’actualité au moyen de Le Monde ». La richesse sémantique et discursive des noms-de-journal, ainsi que l’insertion du journal dans un processus de communication englobant aussi bien l’instance communicante que l’instance interprétante 282 , nous permettront, suivant un certain nombre d’hypothèses d’interprétation, de rendre compte des différentes formes d’intentionnalité collective qui peuvent se dégager à partir des journaux qui constituent notre corpus.

Le Monde et El Mundo : un rapport intentionnel exprimé par le « titre » et la « signature »

Si l’on considère, en effet, qu’un journal et son public sont deux instances liées par un contrat de communication fondé sur le principe de conformité à l’actualité, nous pouvons reformuler à nouveau notre phrase intentionnelle de la manière suivante : « nous faisons l’actualité au moyen du journal X ». C’est à partir de cette phrase qu’il convient d’analyser les caractéristiques communicationnelles des noms-de-journal « Le Monde » et « El Mundo ». Cette phrase comporte deux conséquences importantes : elle nous place d’une part dans la conception de Searle de l’intentionnalité collective que nous avons expliquée précédemment. Mais elle indique également que nous considérons les informations journalistiques à partir de leurs caractéristiques institutionnelles. Il est certes contestable que l’information contenue dans un journal soit « faite » par le lecteur du journal au même titre que le journaliste, mais il nous semble en revanche tout à fait acceptable de considérer que l’actualité, qui désigne le temps pendant lequel une occasion de communiquer est valable comme information journalistique, est à la fois une affaire du journaliste et de son lecteur. C’est donc dans ce sens qu’il faut comprendre l’énoncé « nous faisons l’actualité ».

L’énoncé « Le Monde » est apparu, lors de l’analyse de son rôle en tant que signature, comme porteur d’un sens d’exclusivité. L’intentionnalité collective est ainsi exprimable par une phrase du type « nous faisons l’actualité au moyen de l’exclusivité ».

Le journal espagnol El Mundo adopte un rapport intentionnel au monde qui se distingue du Monde sur un point : le référent auquel renvoie le nom-de-journal comme signature. Ce référent est le XXIème siècle (El Mundo del siglo XXI), que nous concevons comme une sorte de présent (nous y sommes, bien que le journal ait été fondé en 1989) étendu vers le futur (précisément parce que dès sa fondation, ce journal se voulait un journal du futur), à la pointe donc de l’histoire. Il est possible alors d’exprimer cette forme d’intentionnalité collective par une phrase semblable à celle du journal Le Monde où l’innovation prendrait la place de l’exclusivité : « nous faisons l’actualité au moyen de l’innovation ».

El PAIS un rapport intentionnel exprimé par le « titre » et la « dissémination » 

La forme titre du nom-de-journal institue le caractère intentionnel de cet énoncé à partir du sous- titre « diario independiente de la mañana ». Dans ce deuxième énoncé contenu dans le nom-de-journal en tant que titre premier de l’instance d’énonciation il y a une référence à l’émancipation 283 . Cette hypothèse se vérifie par l’étude de la forme disséminée du nom-de-journal : « El PAIS » se décline en rapport avec la société en tenant compte des jeunes « El País de las tentaciones » ou les nouvelles technologies « cyberpaís ». La souplesse sémantique du nom-de-journal qui tantôt apparaît comme complément de lieu tantôt comme composant d’un nom propre, semble plus proche d’une volonté d’ouverture que d’indépendance, tout en tenant compte, bien entendu, du fait que comme le rappelle le nom-de-journal comme signature, il n’y a pas d’ouverture sans indépendance. Il est donc possible de parler d’une forme d’intentionnalité collective du genre « nous faisons l’actualité au moyen de l’émancipation ».

Cette forme d’intentionnalité collective serait cependant liée à une forme antérieure d’intentionnalité collective du type : « nous nous émancipons au moyen de l’indépendance ». Le contexte historique d’apparition du journal fait qu’effectivement un préalable, celui de l’indépendance de l’information vis-à-vis de l’appareil d’État, est requis pour la construction de l’information. Cela est une caractéristique propre à El PAIS, qui en fait son originalité par rapport à un journal dont il se veut proche et auquel il est souvent regardé, comme Le Monde 284 . Celui-ci instaure aussi, on l’a vu, une forme d’intentionnalité issue de la forme disséminée du nom-de-journal. Or, cette forme d’intentionnalité est, dans ce cas, redevable du principe d’exclusivité ne serait-ce que parce qu’à la différence de El PAIS, la typographie du nom-de-journal, ainsi que son contenu sémantique (les deux éléments formels qui instaurent la référence à l’exclusivité) sont strictement préservés dans toutes les formes disséminées du nom-de-journal.

Le Figaro : une forme d’intentionnalité circulaire

Le relation intentionnelle entre les lecteurs du journal Le Figaro et le journal lui même se construit à partir trois éléments : le nom-de-journal comme titre, comme nom propre et comme forme disséminée. Le référent auquel s’articule le titre comme moyen pour faire l’information devient en fait « Le Figaro » : « nous faisons l’actualité au moyen du journal Le Figaro ». Or, la forme disséminée qui a été observée lors de l’analyse (c.f. I.2.2.1.4) permet de rendre commun ce nom propre de telle sorte que l’intentionnalité collective peut être définie par une phrase du type : « nous faisons l’actualité au moyen du Figaro ». D’où l’ambigüité intentionnelle de ce nom-de-journal où il est difficile de discerner si effectivement la lecture de « Le Figaro » instaure une forme d’auto- reconnaissance ou bien si l’intentionnalité collective comme processus de médiation sémiotique se réalise en dehors du temps de lecture du journal.

Par ailleurs, la citation de Beaumarchais qui accompagne le titre peut être lue, nous l’avons vu, comme une assertion du journal. Cela insiste sur cette circularité intentionnelle qui voudrait qu’en effet « nous faisions l’actualité au moyen du Figaro » en même temps que « nous faisons la liberté au moyen de l’actualité ». Ce qui rend circulaire cette forme intentionnelle est cette co-présence entre la liberté et l’actualité, comme si elles étaient, en effet, synonymes. « Nous faisons l’actualité au moyen du Figaro » devient alors par synonymie : « nous faisons la liberté au moyen du Figaro ». Il apparaît ainsi que le contrat de communication entre le journal et ses lecteurs concerne l’exercice de la liberté alors que dans les trois journaux précédents, ce contrat de communication reposait sur la fabrication de l’actualité.

Libération et ABC : l’absence d’intentionnalité collective exprimée par le nom-de-journal

L’importance de la forme du nom-de-journal comme nom propre dans Libération et ABC dans leur médiation sémiotique avec le monde, enlève à cet énoncé tout caractère intentionnel. Cela implique que la lecture d’ABC ou de Libération suppose une forme d’intentionnalité collective en amont. On pourrait faire l’hypothèse d’une construction intentionnelle en amont de la lecture du journal du type « nous faisons l’actualité au moyen de l’achat » qui déplacerait le contrat de communication vers les raisons qui poussent le lecteur à acheter le journal, mais il s’agit d’une hypothèse qui ne peut pas être prise en compte dans un travail d’analyse sémiotique.

L’absence d’intentionnalité collective portée par ces deux énoncés nom-de-journal, s’accorde toutefois avec l’analyse présentée plus haut concernant la temporalité d’« ABC » et l’ambiguïté sémantique aussi bien d’ « ABC » que de « Libération » (c.f. I.2.2.1). Ces deux noms-de-journal nous placent ainsi du côté de l’être du contrat de communication (nous ne pouvons les comprendre que comme des noms propres permettant de désigner un objet) et nous obligent à chercher les rapports intentionnels qui définissent ce contrat ailleurs que dans le dispositif d’énonciation.

Partant du principe selon lequel la prééminence du nom-de-journal comme un titre dans le rapport intentionnel au monde relève de l’ordre du faire tandis que la prééminence du nom propre est du côté de l’être il est possible d’instaurer une dernière distinction afin de résumer l’analyse du nom-de-journal dans le tableau qui suit :

Notes
282.

Nous utilisons les termes de Patrick Charaudeau pour rester fidèles à la conception du processus de communication sur laquelle repose cette thèse et que nous avons développée plus haut (c.f I.2). Signalons cependant que la distinction entre instance communicante et instance interprétante ne sépare pas la communication et l’interprétation. Le schéma qui résume ce processus doit être compris, nous l’avons dit, de manière dynamique, de telle sorte qu’une même instance est à la fois communicante et interprétante. C’est pourquoi, bien que cela puisse prêter à confusion, face à une distinction du type instance d’énonciation et instance d’interprétation, il nous semble pertinent de garder cette nomenclature afin d’insister précisément sur le caractère méthodologique de ce découpage.

283.

Rappelons que la référence est le processus dans lequel un énoncé s’articule à un référent (CHARAUDEAU, P : 1992.). La présence d’un « article zéro » c’est-à-dire, le sens produit par l’absence d’article (« journal indépendant » au lieu de « le journal indépendant » ou « un journal indépendant ») renforce l’importance du mot « indépendant » dans cet énoncé : c’est l’indépendance qui est au centre du processus de référence et non le journal.

284.

Nous rejoignons ici encore les travaux sur l’histoire ou le discours du journal qui montrent comment EL PAIS naquit d’une volonté d’émancipation à la fin de la dictature. Mais cette émancipation était double : elle l’était vis-à-vis du pouvoir et de l’histoire tragique de l’Espagne, mais elle l’était aussi vis-à-vis des partis politiques dominants. De la même façon, le journal Le Monde naît en 1944, d’une volonté générale d’émancipation de la presse écrite après l’occupation. Le Monde a été, entre autres, constitué par des journalistes issus du journal « Le Temps », qui n’avaient pas accepté l’attitude du journal pendant l’occupation. El PAIS rappelle toutefois cette circonstance dans sa manchette, ce qui n’est pas le cas du journal français.