3.2.2. Les journaux d’information : l’Europe entre objet discursif et objet d’information

Nous considérons le journal, dans cette partie sémiotique de notre travail, comme un énoncé, c’est-à-dire comme le résultat d’une conversion de la langue en discours par un processus d’énonciation. Nous avons décrit plus haut les caractéristiques sémiotiques de ce processus d’énonciation fondé sur le principe de véracité (cf. II.3.1.2) nous les reprenons maintenant afin d’en analyser le processus de référence.

Nous partons de l’hypothèse que les journaux d’information mettent en œuvre deux processus de référence : une référence se fondant sur l’Europe comme objet d’information et une référence se fondant sur l’Europe comme objet de discours. Cette distinction ne vise pas à séparer ces deux termes. Il y a bien entendu de l’information dans le discours et du discours dans l’information. Il s’agit cependant de distinguer, dans le dispositif, entre les éléments signifiants renvoyant à l’Europe dont la présence dans le journal semble être due à l’occurrence réelle d’une occasion de communiquer (nous parlerons alors d’un objet d’information), et ceux dont la présence serait liée à la volonté du journal de les faire apparaître indépendamment de leur occurrence réelle (nous parlerons alors d’un objet de discours).

Un article d’opinion est ainsi un discours moins informationnel qu’une brève ou qu’un reportage. Cependant, nous pouvons, dans les deux cas, y reconnaître des discours et y trouver des informations. Cette distinction entend rendre compte de deux types de rapport au monde dans la construction médiatique d’un monde signifié : lorsqu’une occasion de communiquer est comprise comme un objet d’information, il se produit une direction d’ajustement allant du monde vers le journal où la présence d’un événement référé à un fait réel dépendra de l’occurrence effective de ce fait. Lorsqu’en revanche une occasion de communiquer est comprise comme un objet de discours, la direction d’ajustement va du journal au monde. Dans un corpus s’étendant pendant un mois, il est possible d’observer cette distinction à partir de la distribution des informations dans le temps 292 .

Cette distinction formelle entre objet de discours et objet d’information nous permet de contourner deux problèmes récurrents dans l’analyse de discours. Le premier est celui du genre, auquel nous sommes d’ailleurs confronté lors de la problématisation de la notion de discours 293 . Le deuxième fait référence à une des questions récurrentes dans les analyses portant sur la médiatisation de l’Europe : lorsque ces analyses portent sur les informations parues dans des médias locaux ou nationaux, elles rendent compte soit d’une localisation du discours européen soit d’une européanisation du discours local ou national, soit encore d’une problématique issue de ce double rapport.

L’intérêt de ce type de travaux est évidemment très grand en ce qu’ils rendent compte d’un décalage discursif entre des espaces d’appartenance et des espaces de pratiques. Carlo Marletti a montré, par exemple, à partir d’un travail quantitatif sur la présence en Italie des informations portant sur l’Union Européenne entre deux campagnes électorales, que l’intérêt médiatique pour l’Europe est, contrairement à ce que l’on pourrait penser, accru hors période électorale. Il signale également trois types d’événements considérés comme européens dans la presse écrite italienne : ceux qui ont un impact à l’échelle européenne, ceux qui sont une conséquence des normatives européennes et ceux enfin qui, ayant eu lieu dans un pays ou une région particulière de l’Union Européenne, s’étendent petit à petit à l’ensemble de l’Union par un processus de médiatisation 294 . Il considère précisément ces derniers comme étant révélateurs de l’existence d’un espace public européen et il donne une définition de l’espace public qui s’accorde avec notre thèse :

‘« Les recherches en communication médiatique prennent souvent comme paradigme le concept de « sphère publique » - ou espace public (...). Il s’agit d’une expression qui traduit celle allemande de Öffentlichkeit, introduite par Habermas et qui en conserve l’ambivalence. D’une part on se réfère avec cela à l’ensemble de normes et de droits dont jouissent les citoyens au sein d’un espace territorial, ce qu’on appel entitlements ; de l’autre, cela sert à indiquer, dans la tradition de Hannah Arendt, l’espace du débat public, les arènes où celui-ci s’exerce et les sujets qui y participent et ont une voix. La première de ces acceptions remonte à la distinction entre droit public et droit privé, souvent comprise selon la tradition juspubliciste continentale plutôt que anglosaxonne ; la deuxième pose en revanche le problème de l’opinion publique (...). Dans le premier cas, il s’agit d’un concept normatif (...). Dans le deuxième cas le concept de sphère ou d’espace public fait entrer en jeu l’analyse de cette pratique et de son évolution (...). Ces difficultés ont induit beaucoup de chercheurs à redimensionner le problème et au lieu de parler de ‘sphère publique’ ou ‘d’opinion publique’ européenne, ils se sont repliés sur un concept théoriquement moins engageant et plus heuristique comme celui ‘d’européisation’ (...). Cela implique que les opinions publiques des Pays membres restés séparées entre elles et différentes dans leurs traits politiques et culturels tendraient toutefois graduellement à se « dénationaliser » et à mettre la question européenne au centre de leur débats (...) l’analyse des campagnes européennes montre, au contraire, que se sont produits des tendances à la nationalisation de l’agenda électoral et du débat public des Pays membres de l’Union » 295 .’

L’opinion publique européenne serait ainsi moins liée aux caractéristiques de l’information concernant l’Europe qu’aux processus d’élaboration de ces informations. Le rapport entre espace national et espace européen qui pose toujours problème à l’analyste peut ainsi être repensé à partir du type de rapport de communication instauré entre l’institution médiatique et l’occasion de communiquer : c’est ce que nous tâchons de rendre opératoire avec la distinction entre objet de discours et objet d’information. Cela pourrait également expliquer qu’en dehors d’une campagne électorale, l’Europe soit un objet d’information tandis qu’elle deviendrait plutôt un objet de discours pendant les campagnes où l’information tient moins à l’Europe qu’aux paroles, discours et actions des leaders politiques en lice.

L’autre difficulté liée aux travaux visant à observer un possible espace public européen dans les discours médiatiques apparaît dans les recherches sur des médias « européens ». Dans ce cas les résultats ont tendance à montrer l’impossibilité de mettre en place un discours européen, à l’image d’un travail d’Erik Neveu sur le magazine « l’Européen » :

‘« l’ « Européanité » qui est au cœur du projet éditorial, apparaît en effet comme un signifié mou, doté de la paradoxale propriété de chercher à valoriser un « Nous » sans véritablement définir un « Eux » extérieur au monde communautaire » 296 . ’

Notre démarche, qui comporte l’analyse des discours nationaux sur l’Europe, n’espère pas, bien entendu, pouvoir résoudre cette question. Nous tâcherons toutefois d’imaginer, dans la troisième partie de la thèse et par la mise en rapport des résultats obtenus avec une théorie politique normative, quels pourraient être les contours d’un discours politique européen 297 .

Il convient toutefois de cerner notre objet d’analyse, rendant compte du processus de référence mis en œuvre dans le corpus analysé. Il faut pour cela étudier la distribution spatiale (au sein du dispositif d’énonciation journalistique) et temporelle (pour l’étendue du corpus analysé) des énoncés sur l’Europe contenus dans les titres du corpus.

Notes
292.

Nous proposons en effet d’appliquer la notion de direction d’ajustement développée par Searle (C.f. I.2.1) à l’étude du discours journalistique. Ainsi, la distribution temporelle des informations de notre corpus deviendra un élément signifiant, nous permettant de rendre compte de l’incidence du journal en tant qu’instance de communication sur la réalité qu’il représente.

293.

Pour deux approches différentes de la question du genre dans l’analyse de discours: VAN DIJK, T.A: Foundations for Typologies of Texts in Semiotica nº 6, 1972 (pp. 297-323) où l’auteur décrit les différentes formes typologiques selon la discipline d’approche; CHARAUDEAU, P: Les conditions d’une typologie des genres télévisuels d’information, in Réseaux nº 81, 1997 où malgré le titre qui sembler borner l’article au genre télévisuel, l’auteur fait état des problématiques propres à toute tentative de typologisation.

294.

MARLETTI, C: « Unione Europea, media e clima d’opinione tra due campagne elettorali (1999-2004)  » in MARLETTI, C et MOUCHON, J (dir.): La construzione mediatica dell’Europa, Francoangeli, Milano 2005.

295.

Idem (p.46).

296.

NEVEU, E: « L’Europe comme communauté imaginable? L’échec du magazine français l’Européen (mars-juillet 1998) » in MARCHETTI, D (dir.) : En quête d’Europe. Médias européens et médiatisation de l’Europe, PUR, Rennes 2004.

297.

Il nous semble en effet possible de parler d’un signifié « mou » à propos de « l’européanité » dans la mesure où il est très difficile, voire impossible, de produire un discours politique européen. Notre but n’est pas de développer cette hypothèse, mais nous souhaitons en revanche, et ce sera l’objet de notre troisième partie, proposer une description de ce que nous entendons par discours politique européen et comment un tel discours peut exister sans l’existence d’une identité européenne.