3.2.2.1.1. L’Europe dans le Faire :Le Monde, El Mundo, El PAIS

Le premier rapport qui s’établit entre l’espace et le contenu concerne la distribution des titres au sein de la « Une » : nous avons distingué sept positions différentes dans le corpus des journaux. Ces positions peuvent également se distribuer hiérarchiquement selon le nombre de colonnes qui leurs sont attribuées. Mais leur rapport hiérarchique s’opère également à partir de l’usage des illustrations. À cet effet, une distinction importante existe entre ces trois journaux :

El PAIS utilise très rarement une image pour illustrer l’information principale, la norme étant que l’illustration en Une du journal fasse référence à un titre qui n’est pas le titre hiérarchiquement premier. Du coup, il y a deux informations hiérarchiquement équivalentes pour chaque numéro. La première est représentée de manière linguistique et la seconde de manière essentiellement iconique : El PAIS met en œuvre grâce à ce dispositif, une opposition informationnelle qui mériterait sans doute un travail approfondi ; nous nous bornons ici à signaler cette coprésence où l’image n’est plus une illustration d’une information, mais devient en elle-même une forme d’information.

El Mundo oscille entre une utilisation de l’image comme discours autonome à la manière de El PAIS et l’utilisation classique de l’image qui consiste à illustrer l’information principale. La correspondance entre une image et un titre principal devient alors, bien que de manière plus évidente dans El PAIS, une marque d’exceptionnalité, ou du moins, d’un événement échappant à la norme dans ces deux titres espagnols.

Le rapport entre l’image et le texte se produisait à l’époque dans Le Monde 299 à travers de la caricature de Plantu. Cette caricature accompagnant toujours une information perceptiblement définie comme principale, l’exceptionnalité se trouvait ici lorsque ce dessin était substitué par une photo comme ce fut le cas lors des attentats commis le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis.

Les images suivantes font état de l’apparition et de la distribution d’informations concernant l’Union Européenne en Une de ces trois journaux entre le 9 mai et le 13 juin 2004. Nous avons reproduit la composition de la Une de chacun des journaux et nous avons indiqué les numéros contenant une information portant sur l’Europe en Une du journal. Les dates indiquent l’emplacement de l’information.

Nous observons, en premier lieu, la différence de format entre la distribution horizontale qui divise la page en deux ensembles coupés par la marque du pli propre au Monde et plus généralement aux journaux à grand format ou à format « berlinois » et celle de type très clairement « tabloïd » des deux journaux espagnols, où l’espace est occupé de manière verticale.

Dans le tissage propre à la page journalistique entre la colonne verticale et la strate transversale s’institue donc déjà un parcours de lecture différent. Dans le cas du journal français, la Une garde encore (cela a changé aussi avec le nouveau format) 300 un parcours de lecture allant de gauche à droite et du haut vers le bas, avec le billet en gras qui fait le lien entre le haut de la page (partie immédiatement visible dans les kiosques) et le bas de la page, partie qui introduit un article d’opinion.

Ce billet est un pivot dans le dispositif de Une, mais il nous semble qu’il représente aussi le pivot autour duquel s’articule le discours du journal. Il s’agit d’une forme discursive qui diffère de la démonstration propre aux informations de même qu’elle s’éloigne de l’argumentation des articles d’opinion. Ce billet est à la fois indépendant des autres informations et du temps du journal et lié à l’actualité et donc au temps de l’histoire. C’est le seul endroit de la Une où nous n’avons pas trouvé de référence à l’Union Européenne sous la forme d’un titre.

La Une du Monde présente donc trois lieux : celui de l’information, celui du billet et celui de l’opinion. Une colonne (le sommaire à gauche ou la culture à droite) fait le lien entre les deux parties séparées par le billet de telle sorte qu’information et opinion ne se trouvent pas complètement détachées l’une de l’autre. Ce billet qui occupe la place centrale de la page est en caractères gras, ce qui le fait ressortir visuellement de son lieu d’ancrage au sein de la composition de la Une et lui confère une autonomie par rapport au reste de la page.

Cette spécificité de la Une du Monde peut s’interpréter comme l’instauration de deux parcours discursifs : celui du texte et celui de l’image. Le billet serait une sorte d’image discursive, un texte imagé peut être, plus proche de la caricature de Plantu que des informations contenues en Une. Deux éléments nous permettent de formuler cette hypothèse : d’une part l’absence de références à l’UE constatée dans le billet s’accorde avec la présence très réduite de photos renvoyant à l’UE dans les deux autres journaux. D’autre part, la nouvelle formule de Le Monde dans laquelle ont été introduites les images en Une du journal coïncide avec la disparition de ce billet.

20 des 28 titres concernant l’Europe apparus à la Une du Monde se situent enfin dans ce qui nous semble être le parcours de lecture propre à ce journal : l’information principale reliée à « l’opinion principale » (c’est-à-dire l’article d’opinion qui a été choisi pour figurer en Une du journal) à travers la colonne de gauche.

Le format tabloïd propre aux deux journaux espagnols empêche le découpage de leurs Unes en deux parties. Une différence importante est cependant présente entre ces deux journaux : El PAIS offre une linéarité de lecture du haut vers le bas qui est absente dans El Mundo où la page entière se présente davantage dans sa caractéristique d’image qui doit être perçue comme un tout 301 .

La notion de parcours discursif nous permet de revenir sous un autre angle au rapport de véracité fondé sur le principe de pertinence : nous pouvons considérer que la présence d’un même topos dans le parcours discursif propre au journal est une marque de pertinence des occasions de communiquer à l’origine de ces topoï. Ainsi, la présence de l’Europe dans tous les éléments de la Une serait, dans les journaux espagnols, une marque de la reconnaissance de la pertinence de l’Europe en tant qu’objet d’information.

Il convient à présent d’analyser les caractéristiques communicationnelles de cette pertinence informative à partir de la distinction que nous avons proposée entre objet de discours et objet d’information.

Entre le 9 mai et le 13 juin 2004 apparaissent 64 titres concernant l’Europe à la Une de ces trois journaux selon la distribution que nous montre l’image suivante :

Cette image, dans laquelle le pourcentage du total des informations du corpus apparaît cumulé (les lignes n’indiquent pas une progression entre chacun des points mais la distribution des informations cumulées pendant la période du corpus) nous offre un aperçu visuel : on peut considérer que plus la ligne est courbe, plus l’objet discursif est maîtrisé par le journal. Notre hypothèse consiste à dire que lorsqu’une occasion de communiquer est pertinente pour un journal comme information, elle va se présenter plus ou moins périodiquement selon son occurrence réelle (c’est le cas d’une grande partie des événements journalistiques qui concernent des faits qui ont lieu quelque part et dont l’institution journalistique rend compte) et cela se traduit graphiquement par une ligne en dents de scie. Par contre, lorsqu’une occasion de communiquer est pertinente comme information mais aussi comme objet de discours, elle sera présente à la fois selon ses occurrences réelles et selon l’usage fait dans le journal auquel cas, la ligne que l’on obtient s’arrondit car elle n’est pas soumise aux discontinuités produites par la présence ou l’absence d’un fait dans le monde qui fait l’objet de la représentation journalistique.

Ainsi, dans la progression des trois journaux analysés ici, on observe un première période, jusqu’au 26 -28 mai 2004 où la ligne est en forme de dents de scie dans les trois cas et un deuxième temps où la ligne s’arrondit. Ce serait donc à partir du 28 mai que l’Europe commence à devenir un objet de discours en plus d’être un objet d’information. L’hypothèse d’un faire discursif tiendrait à cette caractéristique que l’on peut interpréter comme la capacité du journal de décider à partir de quel moment une information doit rentrer dans une succession narrative.

Le faire qui était propre à ces trois journaux peut maintenant être mieux défini comme étant la constitution d’un parcours discursif pour Le Monde et une incidence sur la pertinence de l’Europe pour El Mundo et EL PAIS. Faire de l’Europe un objet de discours pour l’un, en faire un objet pertinent pour les autres, voici les deux formes par lesquelles l’ethos argumentaire caractéristique du faire discursif de ces journaux rendrait compte de l’Union européenne. L’élément avec lequel les journaux peuvent, sur le plan du dispositif, mettre en place cette stratégie discursive sont les rubriques et les sections qui font le lien entre la Une et l’intérieur des journaux.

Notes
299.

Depuis, le journal a changé de format et à adopté l’utilisation d’image à la Une.

300.

Toutes les descriptions et les interprétations concernant les journaux du corpus font référence à leur format au moment des élections européennes de 2004.

301.

Nous avons déjà cité l’ouvrage de Mouillaud et Tétu en ce qui concerne le caractère visuel du journal ; il en est également question dans l’ouvrage cité de Claude Jamet et Anne-Marie Jannet. Nous pouvons peut-être y rajouter un ouvrage récemment réédité : DE LA HAYE, Y : Journalisme, mode d’emploi. Des manières d’écrire l’actualité, L’Harmattan, Paris 2005.