3.2.2.1.3. L’Europe dans l’être : Libération et ABC

Ces deux journaux expriment, dans leur mise en scène de la Une, le principe d’un journal donné à voir. La Une de ces deux journaux est un espace visuel qui peut être perçu d’un seul regard comme un ensemble et cela à partir de deux traits principaux : en premier lieu nous remarquons que le message linguistique et le message iconique vont toujours ensemble et (cela est une caractéristique très importante) ils ne se trouvent pas dans un rapport hiérarchique ; il se peut aussi bien que le texte soit subordonné à l’image que l’inverse. En deuxième lieu, la page est structurée de manière à ce qu’un seul événement constitue l’information principale. Cette structuration s’étend également à la distribution dans le temps des informations du journal. Ainsi, lorsqu’une information occupe en entier la page de Une, elle fait entrer cette page dans un temps historique composé par les différentes Unes qui ont subi le même traitement 306 . Même si cela est plus caractéristique de Libération que d’ABC, il s’agit d’une propriété applicable aux deux journaux 307 .

Dès lors, l’importance que le journal attribue aux informations sur l’Europe dépend de la relation entre chaque information et les autres informations contenues dans le même numéro mais aussi de la relation entre l’information et les autres informations devenues, par leur occupation de la Une, historiquement plus pertinentes pour le journal. La différence entre les deux journaux se produit essentiellement dans le premier type de rapport. La Une de ABC est structurée à partir de trois niveaux : du texte dans les niveaux supérieur et inférieur et une image au centre. Une colonne à gauche permet de relier les deux niveaux consacrés au texte. Cette colonne peut toutefois disparaître lorsqu’une information exige plus de place.

L’Europe en tant qu’occasion de communiquer pertinente pour ces deux journaux est rattachée, dans la mise en scène de la Une, au rapport établi avec le présent de l’information : aucune des Unes présentes dans notre corpus n’attribue à l’Europe le caractère « historique » qu’on vient de définir, issu de l’occupation exclusive de la Une par une seule information. Dans le cas de Libération, lorsque l’Europe apparaît comme objet d’une information en Une, elle le fait soit dans plusieurs endroits, soit dans une des positions secondaires, mais jamais comme une information unique.Dans le cas d’ABC c’est l’absence absolue d’images qui empêche l’Europe comme objet d’information d’intégrer, dans cette campagne, la chaîne d’événements que le journal aura traité dans son histoire de manière privilégiée :

L’Europe est ainsi dans Libération et ABC une occasion de communiquer reliée à l’échéance électorale plutôt qu’à son incidence dans le temps historique propre au journal. On aurait pu imaginer, par exemple, que la première élection avec une participation des anciens pays communistes ferait l’objet d’une page de Une consacrée entièrement à cet événement historique. Ce n’est pas le cas, même si les journaux s’en font écho dans leurs discours d’information. Cette échéance électorale n’est donc pas considérée comme un événement extraordinaire et cela est déjà une première conclusion importante nous permettant de faire deux hypothèses d’interprétation : la première porte sur le rapport des deux journaux à cette élection, la deuxième se réfère plutôt au rapport des journaux à l’information. C’est la deuxième hypothèse que nous allons retenir ; nous considérons que le rôle du journal comme acteur historique se manifeste spécialement lorsqu’il informe d’événements qui surgissent de manière inattendue. Ce sont les seuls types d’événements qui n’ont pas pu être préparés, dans leurs formes discursives, par d’autres institutions 308  ; cela n’étant donc pas le cas de l’élection européenne, elle ne pouvait pas être considérée comme un événement dont le traitement journalistique pourrait faire du journal un acteur de l’histoire 309 .

La distribution temporelle des informations telle qu’elle apparaît dans la figure ci-dessous suggère en effet un rapport à l’événement très différent de celui que nous avions vu dans les autres journaux. Cette figure montre également un fort parallèle entre les deux journaux analysés ici :

La forme scandée de cette image fait apparaître, si l’on suit toujours notre hypothèse d’interprétation, la relation de pertinence à l’Europe en tant qu’objet d’information. Cette pertinence est en outre effective à partir du 29 mai.

La distinction entre objet de discours et objet d’information disparaît donc dans la mise en scène de l’Europe à la Une de ces deux journaux. L’institution de Libération et d’ABC en tant qu’instances d’énonciation est cependant tributaire d’une forme d’appartenance en amont de la lecture du journal, ce que nous avons appelé « l’être » de ces journaux. Cela est présent, nous l’avons vu, dans la mise en scène des informations à partir de deux critères hiérarchiques : celui qui se réfère aux autres informations et celui qui se réfère aux autres numéros du journal. L’Europe n’est ici représentée qu’à partir du premier type de rapport au temps, ce qui la prive, pour l’instant, comme nous l’avons déjà commenté, d’une densité historique importante.

Notes
306.

Une analyse de toutes les informations ayant été traitées sur une page entière de Une dans ces journaux nous donnerait leur propre vision de l’histoire.

307.

Jusqu’à son changement de formule (2003) ABC avait un mode de fonctionnement très proche de celui de Libération. De ce fait, il s’autorise encore, mais maintenant de manière exceptionnelle, à consacrer toute la Une à une seule information. Ce fut le cas du mariage du Prince d’Espagne qui intervient dans la période de ce corpus.

308.

Nous reviendrons sur cela dans notre troisième partie lorsque nous parlerons de la « réalité du journalisme ». Signalons pour l’instant que certains événements (des accidents, des catastrophes, des attentats) requièrent l’utilisation de compétences discursives de la part des médias d’information leur permettant de les nommer, les classer, les décrire... D’autres événements (des discours politiques, une campagne électorale, l’investiture d’un président...) comportent déjà les discours nécessaires à leur nominalisation, leur description et leur classement.

309.

Nous renvoyons au traitement de Libération des élections présidentielles de 2002 en France ou des attentats commis sur les États Unis le 11 septembre 2001, voire, encore plus récemment, la défaite de l’Équipe de France en finale de la coupe du Monde.