Un regard sur l’actualité : parenthèse autour du regard et de la lecture

Le travail d’analyse des dispositifs mené jusqu’ici nous a permis de vérifier les hypothèses énonciatives concernant les instances de communication contenues dans le corpus. Nous avons également pu discerner les caractéristiques communicationnelles d’un dispositif propre aux « arènes du politique » (les journaux d’information) et d’un dispositif qui, bien que se trouvant dans « les arènes du politique », présente des caractéristiques communicationnelles proches des « territoires du politique » (les affiches politiques). Nous avons dès lors pu constater le rôle d’interprète assumé par la presse écrite dans les processus de communication politique et montrer que c’est en assumant ce rôle communicationnel que les institutions de médiation, incarnées par les journaux d’information, contribuent à faire apparaître des faits institutionnels.

Nous déterminerons, dans la dernière partie de notre thèse, les différents statuts attachés au fait institutionnel « Union européenne ». Le travail d’analyse du contenu discursif des journaux nous permettra ainsi de rapprocher les deux termes qui désignent notre méthode de travail : l’analyse sémiotique et l’analyse discursive. Nous souhaitons toutefois nous attarder un instant, avant d’entamer cette dernière partie de l’analyse, sur le rapport, peu abordé dans cette thèse, entre le regard et la lecture.

L’Europe comme occasion de communiquer s’insère dans ce que nous appelons un « parcours discursif » qui désignerait le type de rapports à la validité entretenus par un objet de discours : vérité, justesse et véracité. Or, ces rapports à la validité ne sont pas seulement exprimés par des messages linguistiques, ils le sont aussi à travers des messages iconiques. Dans l’analyse du dispositif menée ci-dessus, il a été très peu question d’images, principalement parce que les images sur les élections européennes étaient très minces aussi bien à la Une que dans l’ensemble du dispositif.

Mais cela soulève une question concernant le statut de l’image sur laquelle nous devons nous arrêter : l’absence d’Europe dans le message iconique est entièrement liée aux rapports que les institutions, les individus ou encore les lieux représentés par ces images entretiennent avec un imaginaire européen. Une grande partie des institutions, des hommes politiques ou des lieux qui apparaissent en Une des journaux sont de fait, des images de l’Europe ; cependant il s’agit d’images qui (du moins pour celui qui écrit cette thèse) ne font pas partie d’un discours européen. Pour le dire autrement, si nous avions voulu fournir une analyse iconique de l’Europe dans la presse écrite, quels critères aurions-nous dû observer pour délimiter le corpus ? À quel moment une image du président de la République française devient-elle une forme iconique européenne ? Peut-il s’agir en même temps d’une forme iconique européenne et française ? Et cela nous conduit à la question qui innerve finalement cette thèse dans son ensemble : pourquoi ces questions ne se posent-elles pas lorsqu’il s’agit de définir un corpus linguistique sur l’Europe ?

Il est possible d’examiner ces questions à partir de la distinction entre le rapport au réel instauré par les formes iconiques et celui instauré par les formes linguistiques de représentation. Martine Joly fait à ce sujet l’analyse suivante de l’usage des images dans la presse :

‘« Pourquoi tant d'indignation devant les images des charniers de Timisoara, de l'<interview> de Castro? Pourquoi tant d'interrogations sur les <non-images> de la guerre du Golfe, ou au contraire sur le trop d'images des camps bosniaques ou du <lynchage> d'une jeune Somalienne? Quelle attente déçue manifeste-t-on avec tant d'insistance? L'indignation vient du fait que le contratde confiance a été rompu: tandis qu'on attend de l'image, plus que tout autre médium, qu'on puisse la croire, la preuve a été faite que cette crédibilité était aléatoire et non certaine. C'est cette incertitude qui est insupportable parce qu'elle bouscule l'attente spécifique de justesse et vérité. Nous pensons, quant à nous, que ce n'est pas l'oubli de notre histoire, mais au contraire le fait qu'elle nous constitue puissamment qui nous pousse à vouloir avec tant de force qu'une image soit juste, que visible et vérité se confondent » 312

Visible et vérité ne se confondent dans la représentation linguistique qu’en ce qui concerne l’instauration d’un contrat de communication. Voici, nous semble-t-il, en quoi consiste ce rapport problématique à l’image, souvent exprimé par les journalistes à l’aide de propositions du type : « il faut faire entrer le lecteur », « il faut l’attirer » ou encore « il faut le choquer afin qu’il vienne vers nous ». « L’effet de réel » défini par Barthes comme la présence d’un signifiant sans signifié est banni de la photo de presse où le signifié est antérieur au signifiant iconique. C’est cela qui est insupportable, pour reprendre les mots de Martine Joly : cette absence de sens de l’image qui fait qu’elle n’attende qu’une seule chose : qu’on la détourne de son lieu d’ancrage. Si l’on en croit Patrick Eveno, Le Monde aurait enfin clos son débat interne autour de la légitimité de l’usage des photos de presse le 11 septembre 2001 313 . Ce jour-là Plantu cède sa place à une image du WTC de New York.

D’après le responsable de l’information de la chaîne espagnole T5, une des originalités informationnelles des attentats du 11 septembre 2001 est que ‘ « pour la première fois nous avions les images avant l’information » 314 . ’Que ce soit à ce moment que Le Monde ait décidé d’adopter enfin l’usage de photographies en Une du journal‘ ’nous semble un aveu implicite de cette « insupportable » distance entre le visible et le certain. Une fois cette distance assumée, le statut des images de presse est forcément autre que celui des titres ou encore des textes. Les images informent, mais elles ne le font probablement pas au moyen de l’assertion, elles le font parce qu’elles donnent à un bout de monde la possibilité d’être relié à une vérité. Rappelons nous ici l’usage des images que nous avons décrit pour El PAIS et El Mundo qui faisaient d’elles des formes d’information presque autonomes par rapport au texte.

Ce n’est donc pas dans l’image que se retrouvent le signifiant et le signifié, mais dans le discours dans lequel elle est insérée. Si, comme l’écrit Barthes, le discours est une affaire de langage, les images, elles (contrairement à ce qu’il aurait pu croire) ne se lisent pas (ou pas seulement). C’est bien cela qui les rend « insupportables » et nous oblige à leur attribuer sans cesse un statut ; leur attribuer un statut, c’est aussi leur donner un cadre 315 .

C’est à ce jeu d’attribution arbitraire que semblent se livrer El Mundo et El Pais : il est sans cesse rappelé au lecteur que ce qu’il voit et ce qu’il lit ne sont pas forcément identiques. Du coup, l’instauration du doute est aussi la possibilité de la certitude et chaque image, aussi éloignée soit elle du sujet du titre principal, est toujours susceptible de s’y référer 316 .

Les Unes des journaux analysés présentent donc deux types de messages : un message linguistique et un message iconique. Ces deux messages se présentent ensemble mais ne se donnent pas en même temps ; il pourrait s’agir dès lors, de deux rapports au monde différents issus de deux types de contrat de communication différents, qui instaurent avec cela deux instances distinctes de communication.

Le rôle de tout dispositif est précisément d’articuler ces deux instances de telle sorte que le contrat de communication soit congruent. On utilise depuis Barthes les notions de fonction d’ancrage, de relais et de contrepoint. Or, qui est fonction de qui ? Cela peut être aussi bien le message linguistique qui impose le niveau de lecture de l’image, que le contraire. L’exemple qui suit est tiré d’une information du journal EL PAIS qui nous semble illustrer ce rapport problématique entre le message linguistique et le message iconique dans la presse écrite :

Cette page (nous en montrons la moitié, l’autre moitié contient le texte des deux articles dont on voit ici les titres) est composée de deux informations et d’une photographie. Les informations concernent le premier ministre Israélien Ariel Sharon et le président nord-américain George Bush : « Sharon autoriza la construcción de mil nuevas viviendas en asentamientos de Cisjordania » et « Ex diplomáticos avivan la polémica sobre la política exterior de Bush » .  Aucun rapport thématique ne peut, a priori, être établi entre ces trois lieux de sens (la photographie et ces deux titres) qui composent la page. Or, selon Tétu et Mouillaud la mise en page est :

‘« L’art de l’attribution d’une valeur d’échange aux unités référentielles qu’elle distribue dans le journal. Il convient donc de considérer les éléments dont dispose la mise en page (emplacement des articles, dimension des titres et des articles, forme et dimension des caractères et des surfaces imprimées) comme autant d’éléments signifiants de l’information. Les signifiés correspondants sont la ressemblance (ou la dissemblance), l’ordre et la proportionnalité des “informations”. La mise en page consiste à les transcrire par des variables visuelles qui ont les mêmes propriétés significatives » 317 .’

Le sens de la page comme unité de discours est donc fondé sur un rapport de ressemblance et de dissemblance, qui constitue une unité visuelle : cela est une forme de justesse (cohérence) et non de vérité. La page, nous insistons sur ce point, est une unité visuelle et, comme telle, elle est d’abord soumise aux contraintes de la cohérence esthétique. Dans l’image que nous reproduisons ci-dessus cette cohérence est élevée à son paroxysme : la page est, en première instance, un espace d’exposition pour une image particulière. Le cadavre d’un enfant recouvert d’une tunique blanche est porté par un homme qui le regarde depuis l’axe central de l’image. La composition spatiale rappelle les figures classiques de la tradition iconographique chrétienne. L’enfant pourrait être endormi, il ne montre aucun signe de douleur ou de violence ; les quatre personnages qui l’entourent convergent sur son visage dans leurs regards. Ils ne sont pas trop près de lui, ils pourraient être en train de garder une distance de respect, d’adoration. Leurs visages n’expriment ni la peine ni la rage. On observe enfin une ligne de lumière blanche partant de l’angle supérieur gauche pour éclairer le torse nu de l’enfant : nous sommes devant cette image comme devant une « pietà » chrétienne classique.

Comment une telle image s’insère-t-elle dans une page de journal ? Nous savons que

‘« la mise en page apparaît alors comme une rhétorique de l’espace qui déstructure l’ordre du discours (sa logique temporelle) pour reconstituer un discours original qui est, précisément, le discours du journal » 318 . ’

Ce discours se fond alors sur le rapport entre l’image et les titres qui l’entourent : il s’agit d’un rapport de causalité dans lequel la conjonction de deux éléments (la politique extérieure de Bush et la décision d’Ariel Sharon) implique un troisième élément (la souffrance martyre représentée essentiellement par l’image du linceul blanc). L’élément proprement argumentaire se fond sur l’agencement rhétorique entre ces trois éléments ; la taille de l’image et celle du titre concernant Ariel Sharon les situe dans un plan égal comme appartenant au même topos discursif, tandis que la taille plus réduite du titre se référant à la politique de Bush indiquerait la présence d’une deuxième forme topique. La rhétorique du journal consiste dès lors à construire une forme topique, celle du martyre ou de la souffrance, qui englobe ces trois premiers topoï.

Nous retrouvons donc les fonctions du discours de Barthes ainsi reformulées : le discours serait, dans sa relation à l’image, ce qui permet de donner à un ensemble visuel un statut ; dans notre cas, le même statut que celui qui est accordé aux « pietàs » dans la culture chrétienne. Le message linguistique et le message iconique évoluent sur deux plans différents mais ils se retrouvent dans la matérialité de la page et ils deviennent alors les composantes signifiantes d’un discours. La page, dans son rôle déictique de cadre, devient ainsi une instance d’énonciation porteuse d’un discours.

Un travail approfondi sur la présence des figures iconiques dans les informations journalistiques concernant l’Union européenne enrichirait sans doute ce qui a été déjà développé plus haut. Cela va néanmoins au-delà des limites que s’est fixées cette thèse. Nous nous en tiendrons au discours journalistique dans sa dimension proprement linguistique.

Notes
312.

JOLY, M : 1994op.cit. (p.55)

313.

EVENO, P : 2004 op.cit. (p.639).

314.

Cité in ZUNZUNEGI, S : Le futur antérieur in Dossiers de l’audiovisuel nº 104, Julliet-août 2002 (p.16).

315.

Sur l’importance du cadre dans la signification visuelle, nous renvoyons à l’ouvrage déjà cité d’Annette Beguin-Verbrugge: BEGUIN-VERBRUGGE, A : 2006.

316.

Andrea Semprini parle d’une fenêtre ouverte sur le monde, avec tout ce que cela suppose d’ouverture mais également de cadrage, donc d’impossibilité de voir, porpre aux médias d’information continue (SEMPRINI, A: CNN et la mondialisation de l’imaginaire, CNRS, Paris 2000, 187 P.); autre rapport de l’image à l’information, celui instauré avec les attentats du 11 septembre 2001 aux États Unis (voir à cet effet le numéro spécial des dossiers de l’audiovisuel que nous avons cité ci-dessus); troisième mode d’approche de l’image, celui classique d’Eliseo Verón dans son texte sur le journal télévisé (VERÓN, E : Il est là, je le vois il me parle in Communication nº38, 1983 pp.88-102). L’image semble en effet instaurer, à la suite de cet ensemble d’exemples, une expression moderne du cogito cartésien.

.

« Sharon autorise la construction de mille nouveaux logements dans des colonies en Cisjordanie ».

.

« D’anciens diplomates attisent la polémique sur la politique extérieure de Bush ».

317.

TÉTU, J-F et MOUILLAUD, M : 1989, op. cit. (p. 68).

318.

Idem (pp. 57-58).