III. Opinion

‘« Ces hommes travaillent d’eux-mêmes à sortir peu à peu de leur grossièreté dès lors qu’on ne s’ingénie pas à les y maintenir », disait Kant 319 . ’

Dans L’espace public, le travail d’Habermasconsistait à observer l’évolution de la ligne critique constitutive d’une double distinction (privé/public et Etat/société) comme étant la ligne à franchir par les individus dans ce chemin vers l’émancipation à travers la participation publique. La première de ces deux distinctions était analysée à partir de l’instauration de formes de représentation politique (les appartenances politiques)et la deuxième faisait l’objet de l’étude des différentes formes de représentation sociale (les lieux de convergence sociale comme les marchés au début de la modernité, les associations plus tard...). La libéralisation du savoir pratiqueassurait alors l’articulation de ces deux formes de représentation au moyen des médias d’information.

Le savoir pratique renvoie, dans la philosophie kantienne, à la capacité de la raison de formuler de lois ou des normes de conduite capables de guider l’action humaine. Sa libéralisation désigne le fait que l’action humaine puisse être régie par des normes et par des lois issues de la raison du sujet politique au lieu de s’imposer à celui-ci depuis une entité irrationnelle supérieure. Mais Habermas ne tenait pas compte dans son ouvrage du caractère communicationnel des médias d’information chargés d’assurer ce processus de libéralisation et des formes de participation politique que ces médias entraînaient. Il désignait, dans sa thèse sur l’Espace Public, l’évolution de la diffusion de l’information comme un vecteur dans l’apparition du sujet politique. Mais il ne rendait pas compte, cela n’étant certainement pas possible dans le contexte théorique où il écrivait 320 , de la manière dont l’apparition d’un lieu public de médiation met le sujet social face au miroir du politique. La thèse d’Habermas se bornait, dès lors, à critiquer une évolution (celle des médias) qui semblait tendre vers une dépolitisation de la société qui s’auto représente dans le miroir médiatique au lieu de faire de ce dernier un moyen pour développer la participation politique.

Habermas produit donc un travail normatif qu’il situe dans la lignée d’une philosophie politique proche de la pensée d’Abendroth. Cet auteur considérait que la loi fondamentale de la République fédérale se proposait d’

‘« étendre le contenu de la conception de la démocratie développé par l’État constitutionnel, c’ést-à-dire en premier lieu à étendre, dans l’esprit d’une autodétermination, le principe d’égalité et l’articulation de ce principe à l’idée de participation à l’ordre économique et social » 321 .’

Comme l’explique Habermas lui-même, la force d’un tel postulat a été par la suite nuancée et dans une certaine mesure réfutée par les expériences marxistes. Il faut en effet rappeler que l’Espace Public avait été écrit dans un contexte historique très précis 322 mais cela, loin d’être perçu comme un inconvénient pour la thèse défendue, doit permettre, aux yeux d’Habermas, d’en reconduire certains aspects et notamment l’impossibilité de traiter des systèmes sociaux d’un point de vuepurement holiste.

C’est ici que la distinction entre État et Société se retrouve au centre de la problématique habermassienne au point que c’est sur cette question, restée ouverte dans l’Espace Public, que se penche La Théorie de l’Agir Communicationnel  et que, nous semble-t-il, Habermas introduit de manière indirecte l’opinion publique comme un fait institutionnel constitutif de l’Espace Public. Les formes de participation politique des médias d’information et de communication peuvent désormais s’analyser à partir du rapport que fait apparaître la TAC entre les systèmes, les mondes vécus et l’interprète. L’opinion publique est dès lors le processus qui relie ces trois composantes de l’Espace Public leur attribuant une consistance symbolique :

Nous soutenons donc que la possibilité d’un Espace Public est intimement liée à l’articulation de ces trois lieux différents et que cette articulation s’exprime dans une forme de narrativité mise en œuvre par les processus d’opinion publique au cours de l’opération de « mise en intrigue » :

‘« De fait, une mise en intrigue, se déployant tout au long d’un trajet thématique, acquiert une portée globale, précise sa signification au moment où émerge une expression (ou plusieurs) susceptible (s) de résumer l’intelligibilité du processus décrit, et dont il nous importe peu de connaître le degré d’originalité lexicale. De telles expressions à valeur d’arguments, issues de la capacité critique des membres de la société, de leurs jugements pratiques signifie la clôture temporaire d’un processus de configuration constitutif de la mise en intrigue. Tout du moins, il nous faut considérer qu’une mise en intrigue peut s’achever dans sa narration par les spectateurs » 323

Nous analyserons ici l’évolution de l’opinion publique tout au long de l’histoire, entre deux conceptions, une conception rationnelle qui y voyait l’expression d’une opinion de la part d’un public éclairé et une conception « irrationnelle » qui considérait l’opinion publique comme une sorte d’esprit collectif, de volonté collective peut-être, quelque chose de proche, en somme, de l’intentionnalité collective de Searle. Dans son ouvrage sur ce sujet 324 , Noëlle-Neuman propose une distinction très semblable au raisonnement de Searle concernant les fonctions « agentive » et « non agentive » (c.f : II.1.2.1) et qui consiste à considérer l’opinion publique depuis le prisme mertonien des fonctions latentes et manifestes 325 . Nous allons tenter de montrer de quelle manière la conception moderne de l’opinion publique issue du travail de Noëlle-Neumann, s’accorde avec le postulat kantien du savoir pratique présent dans la notion d’Espace Public de telle sorte que celui-ci peut devenir en effet le lieu d’exercice du pouvoir par la rencontre des mondes vécus, des systèmes et des interprètes. Ce travail théorique nous permettra d’analyser ensuite le contenu des informations journalistiques présentes dans le corpus de presse comme des énoncés publics soumis à la pression de l’opinion publique. L’introduction de l’idéal de la liberté républicaine nous permettra enfin de proposer une interprétation idéologique de ces discours publics européens.

Notes
319.

KANT,I : Qu’est-ce que les lumières ? Flammarion, Paris 1991 (p. 50).

320.

Les années 60 sont encore dominées par une conception fonctionnaliste du pouvoir des médias.

321.

Cité par Habermas dans la préface à l’édition de 1990: HABERMAS, J: 1993 op.cit (p. XV).

322.

Habermas le définit comme « le contexte de forte controverse constitutionnelle des années cinquante » dans la République fédérale autour du rôle de l’État social dans l’architecture de l’État de droit traditionnel. (HABERMAS, J : 1993 op.cit (p.XIV).

323.

GUILHAUMOU, J : 2006 op.cit (p.127).

324.

NOËLLE-NEUMAN, E : 1995.

325.

Dans la sociologie fonctionnaliste de Robert K Merton, les fonctions que l’on attribue aux institutions sociales, les fonctions qui apparaissent comme évidentes (les fonctions manifestes) cachent toujours une fonction latente. Dans l’application qu’en fait Noëlle-Neumann, l’opinion publique en tant qu’institution permettant la participation politique des citoyens (fonction manifeste) cache une fonction de contrôle social qui assure la reproduction du système politique démocratique. (MERTON, R.K : Éléments de théorie et de méthode sociologique, Plon, Paris 1965, 514 P.)