1. De l’existence de l’opinion publique

Habermas avait aussi, dans sa thèse sur l’Espace public, commis un « pêché d’apocalypse », pour reprendre la formule d’Eco 326 , dans son diagnostic concernant le changement structural de la publicité. Ce diagnostic inspiré d’Adorno expliquait, en outre, cette transformation comme une évolution au cours de laquelle un public éclairé (celui des sociétés de lecture qu’Habermas désigne comme l’origine de la publicité moderne) devient un public consommateur de culture (se reconnaissant dans le miroir médiatique) et détaché de la participation politique. Il s’agit ici encore d’un jugement contextuel où l’absence de recul théorique vis-à-vis des médias de masse ne lui permettait pas d’en nuancer les effets. L’importance des médias dans la structure de l’Espace public n’est donc pas à mettre en cause, mais elle est à reformuler à partir des avancées des Sciences de l’Information et de la Communication.

C’est en ce sens qu’il faut aborder l’importance du concept d’opinion publique. Celui-ci est fort présent dans le premier ouvrage d’Habermas 327 mais il s’agit, encore une fois, d’une conception de l’opinion publique en accord avec le contexte théorique et historique comme le reconnaîtHabermas lui-même dans la préface de 1990 à « l’Espace Public » : ‘ « À l’époque, les seuls acteurs que je pouvais imaginer capables d’incarner une voix publique critique étaient les partis politiques et les associations démocratiques » 328 . Les évolutions dans les recherches sur la communication de masse 329 nous permettent aujourd’hui de revoir le concept d’opinion publique et de l’appliquer à un processus social ayant un rôle bien défini dans la communication politique. Une fois de plus, la Théorie de l’agir communicationnel aura permis à Habermas de revenir sur une question pour laquelle il n’avait pas d’outils d’analyse dans son premier ouvrage : ‘ « l’énorme pluralisme des intérêts en concurrence nous amène à douter de la possibilité d’un intérêt général capable de guider l’opinion publique » 330 .

Cet intérêt général auquel se heurtait Habermas dans l’Espace Public  a été, nous semble-t-il, reformulé dans la TAC, dans une perspective proche de la notion de savoir pratique. Ce changement de perspective rend compte de l’ambiguïté attachée au concept d’opinion publique, qui a été historiquement abordé comme un objet ou comme un sujet de la communication, mais très rarement, jusqu’au travail d’Elisabeth Noelle-Neumann, comme l’élément visible, c’est-à-dire le signifiant, d’un processus de communication. Dès lors, il nous semble tout à fait intéressant qu’Habermas ait développé, afin de répondre à la question de « l’intérêt général », une théorie de l’action. Il assume avec cela que l’intérêt général, en tant que construction d’un « nous » agissant, ne peut exister que sous une forme imaginaire et donc ne peut être analysé qu’à partir des actions qui le composent. C’est ainsi que l’opinion publique est rapportée à la notion de savoir pratique.

L’intérêt porté par Habermas aux actes de langage témoigne enfin de cette volonté d’atteindre le lieu de médiation entre le singulier et le collectif. À partir de ces deux prémisses, nous tenterons de montrer, en nous appuyant sur la théorie de la spirale du silence développée par Elisabeth Noelle-Neumann que l’opinion publique instaure, comme le langage chez l’individu, une médiation entre le singulier et le collectif, constitutive des faits institutionnels, ce qui nous amènera à analyser les caractéristiques normatives du concept d’Espace Public.

Notes
326.

ECO, U: Apocalipticos et integrados, Lumen, Barcelona 1977. Le texte original a été publié en Italie pour la première fois en 1965.

327.

Jusqu’au point d’apparaître dans le titre de la traduction espagnole : HABERMAS, J : Historia y crítica de la opinión pública. La transformación estructural de la vida pública, Gustavo Gili, Barcelona 1999. Dans un « avertissement du traducteur », celui-ci signale que « Historia y crítica de la opinión pública » ne correspond pas au titre original, mais qu’il a été suggéré par la maison d’édition à des fins commerciales étant donné la difficulté posée par le terme « publicité », très éloigné en espagnol du sens avec lequel l’avait utilisé Habermas. Afin de rester fidèle au titre original, le traducteur a quand même réussi a imposer un sous-titre : « la transformación estructural de la vida pública ».

328.

HABERMAS, J : 1993 op.cit (p. XX).

329.

Parmi les nombreux ouvrages portant sur la genèse et les principales composantes de la discipline, nous voudrions citer deux exemples, très différents, de délimitation d’un domaine de recherche et d’exposition des différentes « découvertes » constitutives de la discipline. WOLF, M: La investigación de la comunicación de masas. Crítica y perspectivas, Paidós, Barcelona 1987 et BOUGNOUX, D: Sciences de l’Information et de la Communicaton. Textes essentiels, Larousse, Paris 1993. Le premier a le mérite de proposer un panorama des différentes positions théoriques possibles face à l’étude des communications de masse. Sans avoir la prétention de constituer un terreau théorique de la discipline il offre au lecteur une vue d’ensemble des problématiques récurrentes au long du XXème siècle et des différentes approches développées pour les traiter. En France, « L’histoire des théories de l’Information et de la Communication » d’Armand et de Michèle Mattelart, la Découverte, Paris 2002, exprime une autre manière d’aborder les études des médias, que l’on pourrait peut-être considérer comme la tradition française par opposition à la tradition anglo-saxonne dans laquelle s’insèrerait l’ouvrage de Wolf, où les médias ne sont pas bornés à la communication de masse, mais à la notion même de média, ce qui ouvre le champ théorique mais, par la même occasion, rend plus difficile l’identification d’une problématique récurrente propre à la discipline. L’ouvrage de Daniel Bougnoux, enfin, se distingue par sa prétention de proposer le terreau théorique de la discipline. La richesse et la diversité d’approches qui y sont présentées, en fait un ouvrage capable de compléter les approches historiques ou analytiques propres aux ouvrages de synthèse.

330.

HABERMAS, J : 1993 op.cit. (p. 259).