1.1. « La spirale du silence »

La théorie de la « spirale du silence » a été élaborée à partir d’une étude des résultats des élections de 1965 en Allemagne. Noelle-Neumann avait observé lors de ces élections une différence importante dans les sondages entre l’intention de vote (ce que les sondés disent qu’ils vont voter) et le « climat d’opinion » (ce que les sondés croient qui va se produire). Ainsi, tandis que dans l’estimation directe les deux partis majoritaires se trouvaient à égalité, dans les croyances des sondés la CDU (qui finirait d’ailleurs par remporter l’élection) se trouvait largement en tête 331 . Ce même phénomène se reproduisit lors des élections suivantes. L’explication alors en usage était celle de l’effet bandwagon : les votants finissent par donner leur soutien au groupe qui semble être dans la meilleure position pour remporter la victoire 332 . En tenant compte d’observations qu’elle avait réalisées lors des mouvements étudiants de la fin des années 1960, Noelle-Neumann formula une hypothèse originale selon laquelle ce serait la peur de rester isolé des autres, plutôt que la volonté de faire partie des vainqueurs, qui nous amènerait à ne pas rendre publiques des opinions qui seraient perçues comme étant minoritaires.

La prise en compte d’une telle hypothèse supposait,selon les termes de son auteur, ‘ « ... affirmer que les individus observent leur environnement social ; qu’ils sont attentifs à ce que les autres pensent d’eux et qu’ils sont conscients des changements de tendance ; qu’ils comprennent quelles opinions gagnent du terrain et lesquelles vont devenir dominantes » 333 , ’que les individus sont, en somme, des êtres sociauxet cela implique un postulat fort, autour duquel se construit l’ouvrage, postulat selon lequel le social est aussi « naturel » que l’individu. Avec ce postulat, la théorie de la « spirale du silence » fait écho, comme nous l’introduisions un peu plus haut, à la notion d’intentionnalité collective que nous avons développée à partir de John R. Searle. Le philosophe américain considère que :

‘« l’intentionnalité collective présuppose, en arrière-plan, un sentiment de la communauté, un sentiment d’être un groupe, ‘d’être ensemble’; c’est-à-dire qu’elle présuppose un sentiment des autres comme étant plus que de simples agents conscients, comme étant des membres réels ou potentiels d’une activité de coopération ». 334

Cet arrière-plan qui confère à l’intentionnalité collective son caractère réel est l’équivalent de ce que Noelle-Neumann appelle « un organe quasi-statistique » grâce auquel les individus mesurent le « climat d’opinion ».

Ainsi, la description de « la spirale du silence » commence par deux arguments qui sont précieux pour la conception intentionnelle de la communication que nous défendons ici. Noelle-Neumann souligne d’une part que pour une question portant sur les comportements ou les opinions d’autrui, entre 80% et 90% des personnes interrogées avaient répondu sans aucune hésitation. Elle explique, d’autre part, que l’étude de plusieurs sondages avait montré des variations importantes (jusqu’à 20 points) entre les opinions concernant un résultat électoral et celles correspondant à l’intention finale de vote. Dès lors, tandis que John Searle avance une explication sur le type de mécanisme qui rend possible l’expression d’énoncés à la première personne du pluriel, le travail de Noelle-Neumann avance une explication sur les conséquences sociales et politiques qu’une telle forme de médiation comporte. Cette explication concerne le rôle que les processus d’opinion publique jouent dans la reproduction des structures institutionnelles, par la pression qu’ils exercent sur l’individu en tant que porteur d’une identité sociale.

De ce fait, l’analyse de ce travail nous permettra de proposer, moyennant une conception intentionnelle de l’opinion publique, une articulation entre le concept d’intentionnalité collective et la conception searlienne de la réalité sociale qui échapperait à l’individualisme radical vers lequel Searle semble se diriger.

Notes
331.

Aujourd’hui, une estimation de vote ne se fait plus à partir de réponses directes. Ce que l’on appelle la « cuisine » des sondages consiste, précisément, à confronter plusieurs questions touchant aux croyances, aux préférences. Noelle-Neumann est, en partie, à l’origine de ces pratiques.

332.

George Gallup, qui est le premier à avoir développé des sondages d’opinion à visée prédictive, utilisa ce terme pour parler précisément de l’influence que pouvaient avoir les sondages sur les prises de décision politique. (voir : GALLUP, G : « Sondages d’opinion et démocratie » in L’opinion publique. Perspectives anglo-saxonnes, Hermès nº31, 2001 (pp.166-180).

333.

NOËLLE-NEUMANN, E: 1995 op.cit (p.27).

334.

SEARLE, J.R : 1991 op.cit (p.241).