Une première définition de la « spirale du silence » est assez rapidement proposée par Noelle-Neuman dans son ouvragecomme étant l’une ‘ « des formes de l’opinion publique. Il pourrait s’agir du processus qui permet le développement d’une opinion publique nouvelle, plus jeune, ou qui permet au sens transformé d’une opinion ancienne de se propager » ’ 335 ‘ . ’ Or, comme l’auteurle reconnaît elle-même, cette définition renvoie toujours à un concept, « l’opinion publique », qui reste indéfini.
Il convient ici de revenir sur la notion de public abordée dans la partie précédente. Nous avons introduit l’idée selon laquelle le public était un lieu où les rôles sociaux sont assumés par les acteurs. Cette conception correspond à l’une des trois acceptions du terme « public », celle qui renvoie au « vivre ensemble » et qui est ainsi intimement liée au politique 336 . C’est également à partir de cette conception du terme « public » que la théorie de la « spirale du silence » se développe pour déboucher sur une métaphore qui donne lieu au sous-titre de l’ouvrage : « public opinion : our social skin » . L’individu, nous dit Noelle-Neumann, ‘ «n’habite pas tout seul dans son espace intérieur de pensée et de sentiments. Sa vie est également tournée vers l’extérieur, pas seulement vers chacun des autres individus, mais vers la collectivité comme un tout » ’ 337 ‘ . ’
C’est cette collectivité comme un tout que nous appelons le « lieu du public ». Mais il s’agit aussi de quelque chose qui ne peut avoir une existence que discursive, que ces discours soient séculaires ou non. Notre hypothèse ici est que le caractère discursif de l’opinion publique en fait une institution qui fonde une identité proprement communautaire dans le sens où elle repose sur le partage de valeurs et de traditions communes.
L’autre composante de l’opinion publique est le terme « opinion ». Il est possible, aux yeux de Noelle-Neumann, de distinguer entre une tradition allemande qui jugerait l’opinion en rapport avec sa validité ou son utilité dans la lignée de la philosophie kantienne (où l’opinion est un jugement insuffisant) et une tradition de type franco-anglaise, dans laquelle l’opinion est mise en rapport avec l’idée de consensus. Étant données les caractéristiques sociales de la thèse défendue dans « la spirale du silence », c’est à cette deuxième acception que l’auteur rattache sa conception de l’opinion publique. L’opinion publique s’éloigne ainsi du savoir pratique kantien constitutif de la liberté de l’individu et elle peut être définie de manière opérationnelle de la façon suivante :
‘« des opinions sur des questions controversées qui peuvent être exprimées en public sans risquer l’isolement » 338 ’Avec cette précision, notre hypothèse concernant la discursivité de l’opinion publiquese voit enrichie d’un deuxième énoncé : Ce caractère communautaire n’a de sens que s’il s’inscrit dans un espace politique caractérisé par l’existence de controverses. Le principe communautaire fait de l’opinion publique une institution homogène qui ne contient pas de controverses, mais cette institution n’a en revanche pas de sens, elle n’est pas interprétable par autrui et elle n’est donc pas entièrement publique que si elle peut faire l’objet de controverses. L’opinion publique acquiert ainsi un rôle politique : rendre possible que les formes communautaires du lien social (homogènes et non controversées) contribuent à façonner le monde social sans qu’elles viennent pour autant se substituer aux formes publiques de participation politique (fondées sur la controverse et la discussion). Ainsi, l’opinion publique comme processus psycho-social (la peur de l’isolement) n’est pas un fait institutionnel, elle désigne une forme d’action collective : l’action par laquelle un groupe homogène devient porteur d’un énoncé public. Cette forme d’action est toujours reliée à des énoncés politiques, c’est-à-dire à des expressions d’appartenance qui, contrairement aux formes communautaires d’action collective, peuvent donner lieu à une discussion publique. C’est ce double visage, à la fois communautaire et politique, qui pose problème dans l’étude du concept d’opinion publique et c’est la raison pour laquelle au début du XXème siècle, le terme de « contrôle social » est venu se substituer à celui « d’opinion publique ». Mais ce double visage nous offre également la preuve du caractère médiateur de l’opinion publique : elle désigne la médiation entre le social et le politique sur laquelle se construit le système démocratique.
Idem. (p.85).
Sur les trois acceptions du terme public voir: TASSIN, E: Qu’est-ce qu’un sujet politique? Remarques sur les notions d’identité et d’action in Esprit (1997) pp. 132-150
« L’opinion publique: notre peau sociale ».
NOËLLE-NEUMAN, E : 1995 op.cit. (P.87).
Ibid (p.88).