La question du contrôle social

C’est Edward Ross qui met en circulation en 1901 la notion de contrôle social 339 pour désigner les aspects de la conduite individuelle qui permettent le maintien de la cohésion sociale sans avoir besoin d’instituer des lois. L’image utilisée par Ross est celle de quelqu’un qui enlève la neige du trottoir et qui, ce faisant, sait que d’autres personnes font la même chose. Le contrôle social en tant que conséquence pratique d’un savoir collectif est dès lors, toujours selon Ross, bien moins cher et bien plus efficace que n’importe quelle loi.

Lorsque, dans les premières pages de cette thèse, nous parlions de l’analyse du discours politique et de l’intérêt porté par celui-cià la question du lien social (c.f. I.1.3), il nous manquait un élément reliant le « discours » à la « cohésion sociale ». Nous avons franchi un premier palier avec la théorie searlienne du lien institutionnel, nous en franchissons maintenant un deuxième avec la notion de contrôle social.

Il est en effet saisissant de se rendre compte que cette notion était présente de manière implicite chez les différents penseurs qui ont façonné historiquement la notion d’opinion publique. On peut trouver chez Machiavel, Montaigne, Locke, Rousseau ou Tocqueville des exemples de descriptions de phénomènes de ce genre. Or, l’apparition d’une notion précise au XXème siècle et, qui plus est, d’une notion qui appelle une explication fonctionnaliste des rapports sociaux (du moins à son origine), aura comme conséquence l’abandon de la conception qu’il est possible d’appeler « classique » de l’opinion publique en faveur d’une conception moderne explicitement rattachée à l’idéal démocratique de participation politique dans le sens où celle-ci était comprise au début du XXème siècle, spécialement dans le monde anglo-saxon 340 .

L’opinion publique est à partir du XXème siècle définie comme une forme institutionnelle de participation politique, que Noelle-Neumann résume ainsi :

‘« des opinions sur des affaires d’intérêt national exprimées librement et en public par des individus qui n’appartiennent pas au gouvernement mais qui réclament le droit à ce que leurs opinions aient une influence, ou bien qu’elles puissent déterminer, les actions du personnel ou de la structure de gouvernement » 341 . ’

Les caractéristiques que l’on avait historiquement attribuées à l’opinion publique se muent ainsi en propriétés du contrôle social, ce qui amena Noelle-Neumann à douter de la pertinence de sa thèse, au point qu’elle reconnaît dans son ouvrage avoir abandonné cette hypothèse pendant une longue période face à une évidence qui l’obligeait à voir son travail comme une recherche sur le contrôle social plutôt que sur l’opinion publique.

Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard qu’elle envisagea une solution consistant à associer « opinion publique » et « contrôle social » en considérant que « tout simplement », c’est l’opinion publique, comprise à la manière moderne, c’est-à-dire comme une forme de participation politique telle que nous venons de la décrire, qui assure le contrôle social. Mais cela impliquait d’envisagerla thèse de la spirale du silence comme un postulat fort et, dans les termes de l’auteur elle-même, ce postulat fort rend compte d’une question embarrassante : ‘ «Sommes nous obligés de créer la fiction d’une opinion publique fondée sur la base d’un jugement critique parce que reconnaître les forces qui réellement maintiennent la société soudée serait incompatible avec notre idéal du je ? » 342 .

Noelle-Neumann aborde ainsi dans la deuxième partie de son ouvrage une question problématique et récurrente dans les sciences humaines : celle de la normativité. En effet, un concept comme celui de l’opinion publique est un exemple parfait de ces mots qui façonnent les choses. À cet effet, son ouvrage possède une richesse énorme en ce qu’il nous permet de parcourir (chapitres 4-8) le monde des choses qui ont été façonnées, dans la pensée occidentale, par cette idée d’un jugement subjectif qui aurait un caractère public et que nous appelons opinion publique.

Ce « jugement subjectif qui aurait un caractère public » semble être donc ce qui est désigné par le terme « opinion publique » (et donc désigne aussi la réalité que l’opinion publique contribue à façonner). Mona Ozouf 343 parle de « l’esprit public » pour désigner ce qui, après la Révolution et avec l’éclosion des médias d’information (la presse écrite) aurait écarté le danger qu’entraînerait, dans un régime à caractère démocratique, l’existence d’un nombre infini de jugements subjectifs. L’esprit public désignerait ainsi l’institution d’un usage de la raison dans une société moderne. Mais dans la problématisation des jugements subjectifs apparue avec le développement des idées démocratiques 344 c’est le système démocratique dans son ensemble qui est problématisé. Cela marque l’origine d’une conception moderne de l’opinion publique où celle-ci est considérée comme l’expression de la volonté commune.

Or, si avec la modernité l’opinion publique semble en effet désigner une « chose » proche de l’opinion commune, l’usage de ce terme chez les « pères fondateurs » fournit des exemples d’un usage historiquement différent de cette notion et donc du façonnement d’une réalité complexe, présente depuis la Grèce antique, donc non réductible aux sociétés modernes, à laquelle s’appliquerait la notion d’opinion publique.

La généalogie de l’expression « opinion publique » semble remonter, selon la plus ancienne itération repérée à ce jour, à une lettre de Cicéron à Atticus où il est question d’une « Publicam Opinionem » 345 . On trouve également le terme « Opinio Publica » dans le Policraticus de Jean de Salisbury, ainsi que celui d’« opinion publique » dans les Essais de Montaigneet pourtant il semble y avoir un accord autour de la figure de Rousseau comme initiateur du terme « opinion publique ». Examinons d’abord ces trois exemples avant de revenir sur le consensus autour de la figure de Rousseau.

La lettre de Cicéron à Atticus porte entre les paragraphes 17 et 18 sur une curieuse affaire : l’arrière-petit-fils de Scipion Nasica Sarapion (consul en 138), aurait fait inscrire le nom de celui-ci sur trois effigies dédiées non à son grand-père, mais à Scipion le deuxième africain. Le leurreest découvert par Cicéron lorsqu’à la vue des effigies il s’aperçoit que l’une d’entre elles ne porte pas l’inscription COS (consul) mais CES (censeur), faisant ainsi référence à la période dans laquelle Scipion le deuxième africain avait détenu la censure (142 a.c), Nasica Sarapion n’ayant pas été censeur pendant cette période. Cicéron réagit ainsi :

‘« O honteuse ignorance de l’histoire ! Car pour ce que j’ai dit de Flavius et des Fastes, si ce n’est pas exact, il s’agit d’une erreur commune ; tu as été, toi, joliment embarrassé, et de mon côté je n’ai fait que suivre l’opinion quasi officielle  : il y a de nombreux cas de ce genre chez les Grecs. Qui, en effet, n’a dit qu’Eupolis, celui de la comédie ancienne, a été jeté à la mer par Alcibiade allant en Sicile ? Opinion qu’a réfutée Ératosthène, en invoquant les pièces que l’auteur en question a fait représenter postérieurement à ce temps-là. Mais raille-t-on Douris de Samos, historien consciencieux pour s’être trompé avec beaucoup d’autres (…) Mais ne pas savoir que son arrière-grand-père n’a pas été censeur, c’est une ignorance déshonorante, d’autant plus qu’entre le consulat et la mort de ce Cornélius, personne de cette famille n’a été censeur » 346 .’

Cicéron fait donc une distinction entre l’ignorance (mensongère ou non) et l’erreur de jugement. Ce n’est en effet que dans le deuxième cas qu’intervient la dimension publique. Cette dimension est d’ailleurs rapportée par le traducteur à l’aide du vocable « officiel » comme traduction du latin « publicam » dans l’expression « publicam prope opinionem » 347 , traduite en français par « opinion quasi officielle ». Précision intéressante en ce qu’elle nous instruit sur le rapport, dans le monde romain, ou du moins, le rapport qui est communément attribué au monde romain, entre la publicité et la légalité : ce qui est public ce n’est pas forcément ce qui est commun à tous, mais ce qui est officiel.

Le deuxième exemple des usages historiques du terme « opinion publique » concerne le Policraticus publié en 1159 par John de Salisbury et qui est considéré par certains comme le premier ouvrage de Science Politique 348 . L’auteur dresse dans ce texte un ensemble de recommandations au roi sur les rapports qu’il doit entretenir avec ses sujets et il mentionne l’opinion publique dans un paragraphe où il fait référence à l’empereur romain Trajan :

‘«Parfaitement Trajan, le mieux des empereurs païens, répond à ses amis quand ils lui ont reproché de devenir trop proche des hommes, ce qui n’est pas, croyaient-ils, la place pour un empereur ; car il leur répond qu’il souhaitait être vers des citoyens privés un empereur comme il aurait désiré avoir sur lui quand il était un citoyen privé lui-même. Et conformément à ce principe, agissant sur le rapport du jeune Pliny, qui avait été désigné à cette époque, avec d'autres juges, pour persécuter l'Église, il a rappelé l'épée de persécution de l'abattage des martyrs et il a modéré son décret. Et peut être qu’il aurait agit plus doucement encore envers les fidèles car, il n'avait pas des lois ni des exemples de ses prédécesseurs et le conseil des hommes qui étaient considérés des conseillers sages et l'autorité des juges, tous, le pressèrent à détruire une secte considérée par l'opinion publique comme superstitieuse et ses membres comme les ennemis de la vraie religion » 349 .’

Le terme « opinion » est une adaptation du latin « opinio », utilisé par John de Salisbury et qui renvoie au jugement subjectif issu de la culture platonicienne 350 . Cette opinion est également mise en opposition avec le jugement individuel (private citizens dans le texte) qui fait, lui, appel à la morale. Or, ce qui est intéressant pour notre recherche, c’est que le rapport à Dieu n’intervient que dans le deuxième cas. L’opinion publique peut alors être correcte mais elle ne peut être légitime tant qu’elle n’est pas validée par le souverain qui incarne à la fois le pouvoir politique et la légitimité divine.

Le dernier de nos exemples concerne l’un des Essaisde Montaigne, qui utilise le terme « opinion publique » dans le chapitre XII du livre III, De la physionomie, où il désigne par le terme « opinion publique » le processus par lequel tout jugement subjectif est en même temps composé de jugements publics. Montaigne pourrait apparaître à nos yeux comme un précurseur de l’ordre du discours foucaldien s’il n’avait pas tenu, vers la fin de son essai, à rappeler que lui, loin de disparaître sous les relations qui composent sa pensée, en demeure le sujet porteur :

‘« Comme quelqu’un pourroit dire de moy : que j’ay seulement faict icy un amas de fleurs estrangeres, n’y ayant fourny du mien que le filet à les lier. Certes j’ay donné à l’opinion publique que ces parements empruntez m’accompaignent. Mais je n’entends pas qu’ils me couvrent, et qu’ils me cachent : c’est le rebours de mon dessein » 351 .’

Ces trois exemples n’attestent pas seulement d’un usage de l’expression « opinion publique » avant les Lumières et, surtout, avant les « révolutions démocratiques ». Ils nous renseignent aussi sur deux rapports distincts entre le terme « opinion publique » et ce qu’il désigne. L’un d’eux, exprimé par Salisbury, passe par le pouvoir. L’opinion publique est ici une parole à partir de laquelle il est possible de prendre une décision et qui est opposée à la parole intérieure, à l’intuition qui peut nous guider, d’après Salisbury, si l’on est moralement correct. L’autre, exprimé par Montaigne et Cicéron, passe par le jugement. L’opinion publique n’est pas alors une parole, mais plutôt un regard, un œil public. Remarquons au passage qu’on doit l’expression « œil public » à Edmund Burke 352 .

Ces exemples montrent donc la distinction pointée par la notion d’opinion publique, comme nous l’indiquait déjà Noëlle-Neumann, entre le « jugement interne » et le « jugement externe ». Nous avons parlé, un peu plus haut, d’un « jugement subjectif qui aurait un caractère public », il est possible maintenant d’examiner cette hypothèse à la lumière de cette distinction entre « interne » et « externe ».

Notes
339.

ROSS, E : Social Control: a survey of the foundations of order, The pres of Case Western Reserve Univesity, Cleveland et Londres, 1969

340.

Nous pensons aux premiers travaux sur l’opinion publique en tant qu’institution politique, dont celui de Geroge Gallup est le plus emblématique : « Nous n’avons une élection nationale que tous les deux ans. Dans un monde où tout change aussi rapidement comme on peut le constater aujourd’hui (...) nous ne pouvons pas poser des problèmes et dire ensuite : ‘laissons les prochaines élections en décider’ » ce qui l’amène à écrire quelques pages plus tard : « je pense que nous serons d’accord pour considérer que dans un système politique où le gouvernement repose sur le consentement des gouvernés, il doit exister une communication permanente entre les représentés élus par le peuple et le peuple lui-même ». C’est au développement de cette forme de communication qu’il voulu contribuer avec la mise en place des premiers sondages d’opinion, non sans porter, comme nous l’avons souligné quelques pages plus haut, un regard lucide sur les risques d’une telle démarche pour la constitution de l’opinion elle-même. (GALLUP, G : 2001 op.cit. (p.170 et p.173).

341.

NOËLLE-NEUMANN, E : 1995, op.cit (p.127).

342.

Idem (p.135).

343.

OZOUF, M : Esprit public in Dictionnaire critique de la révolution française pp. 711-719

344.

Les réflexions de Tocqueville sont le meilleur exemple des craintes éveillées par la notion de démocratie (TOCQUEVILLE, A : 1981, op.cit.).

345.

MONZÓN ARRIBAS, C: Opinión pública, comunicación y política. La formación del espacio público, Tecnos, 2000 (p.23) et NOËLLE-NEUMAN, E: 1995 op.cit (p.7).

346.

CICERON: Correspondance IV, Les belles lettres, Paris 2002. Texte établi et traduit par L.-A. Constans et J. Bayet (p.150). (c’est nous qui soulignons)

347.

Ce qui, traduit mot à mot, donnerait: « opinion quasi publique ».

348.

Voir: BOTELLA, J; CAÑEQUE, C; GONZALO,E (éd) : El pensamiento político en sus textos. De Platón a Marx, Tecnos, Madrid 1994. Ils notent spécialement le fait qu’il s’agit d’un texte qui dépasse le genre des « miroirs pour princes », classique au Moyen-Âge, pour devenir un vrai traité de politique.

349.

Nous traduisons, faute d’en avoir trouvé une traduction française, le texte anglais consultable sur Internet http://constitution.org/salisbury/policrat456.htm : « Excellently did Trajan, the best of the pagan emperors, answer his friends when they reproached him with making himself too common toward all men and more so, they thought, than was becoming for an emperor; for he said that he desired to be toward private citizens such an emperor as he had desired to have over him when he was a private citizen himself. And in accordance with this principle, acting on the report of the younger Pliny who at that time with other judges was designated to persecute the Church, he recalled the sword of persecution from the slaughter of the martyrs and moderated his edict. And perchance he would have dealt more gently still with the faithful, had not the laws and examples of his predecessors, and the advice of men who were considered wise counsellors, and the authority of his judges, all urged him to destroy a sect regarded by public opinion as superstitious, and as enemies of true religion ». C’est nous qui soulignons.

350.

Le jugement subjectif désigne, tel que nous nous en servons ici, les formes expressives de jugement qui ne renvoient ni au « monde objectif » ni au « monde social » que nous avons décrits plus haut (c.f. I.2.1.5) mais au « monde subjectif ». Ces types de jugement portent dès lors sur des expériences qui « n’adviennent pas dans le monde objectif et n’attendent ni validité ni reconnaissance intersubjective dans le monde social ». (HABERMAS, J : Idéalisations et communication. Agir communicationnel et usage de la raison, Fayard, Paris 2006 (p.51). C’est pourquoi ils ne constituent pas un savoir.

351.

MONTAIGNE, M: Oeuvres complètes. Bibliothèque de la pléiade, Gallimard, Paris 1962 (p.1033). Un peut plus loin dans ce même texte, Montaigne ajoute « Ces pastissages de lieux communs, dequoy tant de gens mesnages leur estude, ne servent guere qu’à subjects communs ; et servent à nous montrer, non à nous conduire... ».

352.

NOËLLE-NEUMANN : 1995 op.cit. (pp.251-252).