De l’esprit vers le monde/ du monde vers l’esprit

L’approche intentionnelle du langage développée par John R. Searle s’appuie sur ‘ « la propriété en vertu de laquelle toutes sortes d’états et d’événements mentaux renvoient à ou concernent ou portent sur des objets et des états de chose » 353 ’que nous avons expliquée tout à l’heure à partir du caractère sui référentiel des actes de langage (c.f.I.2.1.3).D’après Laurence Kaufmann et Fabrice Clément, le dessein de Searle lors de l’élaboration de la théorie des « actes de langage » était de mettre en question le partage existant entre la sémantique et la pragmatique qui, toujours en suivant ces auteurs, justifiait la méthode structuraliste en linguistique 354 . La direction d’ajustement lui avait permis de construire la notion de « condition de satisfaction », de manière à ce que la distance entre la question sémantique (qui renvoie au rapport entre le sens d’une proposition et ce sur quoi elle porte) et la question pragmatique ( qui renvoie aux pratiques, aux contraintes et aux contextes qui régissent la production d’énoncés)fût d’une part comblée et - ce qui nous intéresse davantage -d’autre part problématisée en tant qu’axe central des constructions sociales. La prise en compte, quelques années plus tard, du concept d’intentionnalité, lui permit de définir le type de sujet agissant dans cette construction sociale pour aboutir enfin, dans la Construction de la réalité sociale, à la théorie du lien institutionnel que nous suivons dans cette thèse.

C’est à ce type de sujet intentionnel développé dans la « trilogie » searlienne 355 que la théorie de l’opinion publique développée par Noëlle-Neumann doit faire appel pour rendre compte de l’énonciateur « des opinions sur des questions controversées… » qui, n’est pas encore un sujet politique, mais un sujet social. Nous voulons, avec cette distinction entre sujet politique et sujet social, attirer l’attention sur le fait que les processus d’opinion publique, faisant appel à l’intentionnalité collective et donc exigeant l’expression d’énoncés à la première personne du pluriel, ne permettent pas l’exercice de la parole individuelle instauratrice du sujet politique.

Or l’expression d’énoncés à la première personne du pluriel étant une forme d’acte de parole guidé par le principe de la direction d’ajustement et de la direction de causalité, l’analyse des conditions de satisfaction auxquelles fait appel un énoncé nous renseigne sur l’espace d’exercice dupouvoir politique concerné par le discours énoncé.

Nous pouvons développer cela à l’aide des trois exemples examinés un peu plus haut à partir des textes de Cicéron, Salisbury et Montaigne. Précisons d’emblée que nous considérons le pouvoir politique comme une forme de pouvoir dont la caractéristique principale est d’avoir des conséquences sur les affaires publiques et que ces affaires sont désignées par une forme de jugement public : l’opinion publique. Un jugement peut alors être public de deux manières différentes : soit parce qu’il provient de l’opinion publique (Cicéron, Salisbury ou Montaigne parlent de jugements externes au sujet qui doit les prendre en compte lors de son action ou de son propre jugement) ; soit parce qu’il est porté par un représentant public (la conception moderne de l’opinion publique).

Les conditions de satisfaction de ces jugements ne sont certainement pas les mêmes dans l’un et l’autre cas. Dans le premier, la direction d’ajustement va du monde vers l’énoncé : le monde remplit ou ne remplit pas les conditions nécessaires pour que l’énoncé public soit valide. Dans le deuxième cas, cette direction va de l’énoncé vers le monde : l’énoncé du sujet d’énonciation ne pourra être valide que si ce dernier remplit un certain nombre de conditions (légitimité, respect des normes, langue…).

Dans la théorie de « la spirale du silence », Noëlle-Neumann avait réussi, en rattachant la notion d’opinion publique à celle de contrôle social, à montrer le rôle rempli par l’opinion publique dans les sociétés de capitalisme avancé. Ainsi, elle propose, à la fin de l’ouvrage, l’hypothèse selon laquelle, avec le développement des médias de masse, l’opinion publique pourrait être, à l’image de la danse de la pluie chez certaines tribus amazoniennes, une institution dont la fonction manifeste consisterait à rendre la démocratieplus effective, tandis que sa fonction latente serait d’assumer le contrôle social nécessaire au maintien du consensus autour des systèmes politiques concernés 356 . Il nous semble qu’une conception intentionnelle de l’opinion publique permet de mieux rendre compte de cette dualité à partir des notions de conditions d’ajustement et de conditions de satisfaction.

Notes
353.

SEARLE, J.R: 1985op.cit. (p.15)

354.

KAUFMANN, L et CLÉMENT, F: 2005 op.cit (p.12)

355.

Les trois ouvrages qui débouchent sur la « Construction de la réalité sociale » sont « Les actes de langage », « Sens et expression » et « L’intentionnalité ».

356.

Le travail classique de Patrick Champagne sur les relations entre médias de masse et opinion publique est un exemple du type de recherches concernées par cette problématique et développées dans le domaine de la sociologie. CHAMPAGNE, P: Faire l’opinion, Minuit, Paris 1990, 311 P.