1.2.1. Une sociologie analytique de l’opinion publique

Dans un article paru dans la revue Réseaux, Laurence Kaufmannaborde cette question à partir d’un titre saisissant : « L’opinion publique : oxymoron ou pléonasme ? ».Elle désigne par là le rapport entre deux termes à la fois antagonistes (puisque l’opinion est un type de jugement subjectif tandis que le public fait appel à un « monde objectif » et à un « monde social ») et redondants (puisque dans tout jugement subjectif il y a en effet les traces d’une accumulation de normes et de traditions collectives issues du « monde objectif » et du « monde sociale »).

Laurence Kaufmann propose alors une approche sociologique de type analytique fondée sur le principe intentionnel de relation entre l’individu et le monde, qu’elle définit ainsi :

‘« C’est une relation ternaire qui articule dans un seul et même mouvement l’objet intentionnel, c’est-à-dire le référent ou l’état de choses que désigne la représentation, le contenu intentionnel, c’est-à-dire la représentation de l’objet référé sous une forme dite aspectuelle, et enfin le mode psychologique sous lequel ce même objet intentionnel est traité » 357

Avec cette approche, elle analyse la notion d’opinion publique sur deux plans différents : elle montre la tension sémantique contenue dans le terme « opinion publique » etelle problématise cette tension par l’attribution d’un rôle social aux processus d’opinion publique. On s’aperçoit dès lors de ce que la forme de médiation sémantique exprimée dans l’énoncé « opinion publique », celle d’une distance entre l’individu (social et psychologique) et le sujet (politique), est également présente dans l’institution « opinion publique ». En effet, l’expression d’énoncés subjectifs porteurs d’une opinion publique suppose l’exercice de la médiation propre à l’usage de la parole : dans la distinction saussurienne entre langue et parole, le sujet s’individualise au moyen du langage par l’usage de la parole. Or la particularité de l’opinion publique est d’être une parole (un énoncé prononcé à la première personne du pluriel) dont le langage ne renvoie pas au sujet (« je crois que ») mais au groupe (« nous croyons que »). De deux choses l’une, nous dit alors Laurence Kaufmann : soit « je crois » contient un ensemble de « nous croyances », auquel cas toute opinion est publique, soit « nous croyons » est une invention poétique plus ou moins réussie, un oxymoron.

C’est la raison pour laquelle aborder l’opinion publique sans tomber dans le pléonasme ou dans l’oxymoron suppose une position normative portant sur la démocratie : ‘ « Le pari démocratique consiste précisément à prendre acte de la relation et donc de la différence potentielle entre l’individu et la société et de la problématiser comme étant son domaine d’action » 358 . L’opinion publique est alors pensable dans toute sa complexité en tant que phénomène inscrit dans une forme démocratique d’organisation sociale et c’est à ce moment, lorsqu’elle est abordée à travers le prisme de la démocratie, qu’un langage contenant des jugements à la première personne du pluriel estnon seulement possible, mais également nécessaire, et que l’hypothèse d’une médiation entre le sujet (politique) et l’individu (social et psychologique) prend toute sa force 359 .

Cela nous éclaire aussi sur une question restée dans l’ombre un peu plus haut : le consensus autour de la figure de Rousseau comme étant celui qui lança le terme « opinion publique » ; c’est en effet chez le philosophe français que l’opinion publique apparaît définitivement comme une institution moderne :

‘« De même que la déclaration de la volonté générale se fait par la loi, la déclaration du jugement public se fait par la censure ; l’opinion publique est l’espèce de loi dont le Censeur est le Ministre, et qu’il ne fait qu’appliquer aux cas particuliers, à l’exemple du Prince. Loin donc que le tribunal censorial soit l’arbitre de l’opinion du peuple, il n’en est que le déclarateur, et sitôt qu’il s’en écarte, ses décisions sont vaines et sans effet » 360 .’

Le jugement public se distingue ainsi de la loi mais il ne s’y oppose pas. Au contraire, la loi doit s’accorder avec cette forme de jugement. La figure du Censeur est, à cet effet, une institution de médiation : « loin donc que le tribunal censorial soit l’arbitre de l’opinion du peuple, il n’en est que le déclarateur » ce qui enracine le pouvoir législatif dans le peuple et fait de Rousseau un penseur radicalement démocratique. Mais Rousseau est également effrayé par les conséquences que l’opinion publique entraîne sur les individus en tant que composante de la corruption à laquelle est soumis l’homme civilisé :

‘« Il y a des couleurs gaies et des couleurs tristes : les premières sont plus du goût des enfants ; elles leur siéent mieux aussi ; et je ne vois pas pourquoi l'on ne consulterait pas en ceci des convenances si naturelles ; mais du moment qu'ils préfèrent une étoffe parce qu'elle est riche, leurs coeurs sont déjà livrés au luxe, à toutes les fantaisies de l'opinion ; et ce goût ne leur est sûrement pas venu d'eux-mêmes ». 361

Il ne s’agit pas, pour nous, de faire une critique de la pensée de Rousseau, ce paragraphe ne vise pas à discuter la conception rousseaunienne de l’homme civilisé, corrompu par son éloignement de l’état de nature. Ce qui nous importe est le terme choisi pour désigner l’entité porteuse de cette corruption : précisément le terme «opinion ».

Rousseau prend acte, avec cette ambivalence de l’opinion publique, de ce rapport entre individu et société qui constitue, de nos jours, un pari démocratique ; ce faisant, il porte son regard sur deux aspects étrangement modernes : le censeur compris comme une institution de médiation et la consommation (ils préfèrent une étoffe parce qu’elle est riche) comme signe d’une forme de corruption morale. L’opinion publique devient ainsi une institution proprement moderne en ce qu’elle rend insaisissables les lieux d’expression du pouvoir, leur solubilité devenant une question philosophique (l’effroi d’un Tocqueville face à la médiocrité de la masse en est un des exemples), et problématisant par la même occasion la relation entre l’individuel et le collectif.

Si l’on reprend la définition de l’opinion publique qui a été donnée plus haut (des opinions sur des questions controversées qui peuvent être exprimées en public sans se trouver pour autant dans l’isolement) on peut dégager trois questions essentielles : la notion de controverse, le principe d’expressivité et le postulat de la peur de l’isolement. La première ne peut se produire sans l’existence de différentes représentations symboliques de positions antagonistes et donc sans la présence du politique. Le principe d’expressivité est, on l’a vu, rattaché à la réalité des sujets agissants par le biais du langage et par le caractère intentionnel de cette action. La thèse de la peur de l’isolement fait enfin référence au fait que les individus assument la nécessité d’une cohésion sociale pour la survie individuelle.

Si l’on retrouve maintenant le principe intentionnel de la communication et si l’on tient compte de la relation ternaire qui fonde celle-ci, on remarquera que l’objet de la communication trouve son équivalent dans la notion de controverse, que le contenu intentionnel est rapproché du principe d’expressivité et que le mode psychologique est enfin rattaché au postulat de la peur de l’isolement. Le rapport qui s’établit alors entre opinion publique et contrôle social par le biais de cette relation intentionnelle est, en effet, une forme de médiation qui peut signifier 

‘« Aussi bien le début que la fin de la politique. Le début de la politique, car la tension entre la nécessité de la transcendance de la société sur ses membres et la liberté imprévisible et capricieuse des individus est son domaine d’action. La fin de la politique, car une fois au service de la société considérée comme un tout, elle ne fait qu’estampiller la piété aveugle des individus qui opinent docilement à un ordre public qui leur paraît à nouveau exogène ». 362

Notes
357.

KAUFMANN, L : L’opinion publique : oxymoron ou pléonasme in Réseaux nº117, 2003 (p.265)

358.

Idem (p. 283)

359.

Nous rattachons « sujet » à politique et individu à « social et psychologique » parce qu’il nous semble que c’est dans la rencontre du social, du psychologique et du politique que le sujet s’institue dans toute sa complexité. Le sujet politique désigne, en somme, l’instance où cette médiation est effective. Pour les formes de médiation voir LAMIZET, B: 1992 op.cit. Et pour une application méthodologique : LAMIZET, B: 1998 op.cit. Pour le développement d’un corps social porteur d’identités politiques avec l’avènement de la démocratie : ROSANVALLON, P: Le peuple introuvable, Gallimard, Paris 1998.

360.

ROUSSEAU, J-J: Du contrat social, in Ecrits politiques, Livre de Poche, 1992, (p. 328).

361.

ROUSSEAU, J-J (1762) : Émile ou de l’éducation : Livres I, II et III (p.89)consulté sur : http://classiques.uqac.ca/

362.

KAUFMANN, L : 2003 op.cit. (p.285)