1.2.2. Une forme normative de médiation : loi et opinion publique 

Le début et la fin de la politique : Les lois émanent-elles des sujets ou bien leur sont-elles exogènes et s’imposent-elles à eux ? Reformulons donc la question soulevée par Laurence Kaufmann à partir du rapport existant entre la loi et l’opinion publique. Noelle-Neumann signale, dans son parcours historique de l’opinion publique, la présence chez John Locke de « la loi de l’opinion ». Avec ce terme, le philosophe anglais ne désigne pas seulement une relation précise, il insiste également sur le caractère plus contraignant et plus pénible d’une telle loi face à la conception française (déjà exprimée par Montaigne et qui sera un peu plus tard mise en circulation par Rousseau) de l’opinion publique. John Locke la situe donc aux côtés de la loi divine et de la loi civile. Mais concernant l’opinion publique, la question pertinente que soulève Noelle-Neumann consiste à se demander dans quelle mesure ces trois lois peuvent se contredire carc’est à la seule conditionde l’autonomie de la loi de l’opinion par rapport aux autres que son porteur pourrait, lui aussi, être considéré comme porteur d’un pouvoir effectif.

Nous pouvons envisager cette question à l’aide d’un exemple pris par Locke, l’exemple du duel : tuer quelqu’un est contraire à la loi divine, peut être contraire à la loi d’une municipalité mais peut égalementêtre considéré comme acceptablepar la loi de l’opinion. Noelle-Neumann cite le cas des discussions sur la loi de l’avortement en Allemagne comme une situation contemporaine semblable à celle du duel exposée par Locke. Pour elle, la croyance chrétienne (la loi divine de Locke) se heurtait àune croyance plus forte, celle des femmes voulant être maîtresses de leur propre corps, ce qui impliquait une situation de conflit conduisant les individus à organiser leur vie de manière à éviter tout contact avec ceux qui auraient des opinions contraires. Aux yeux de Noelle-Neumann :

‘« La croyance chrétienne en la protection de la vie, même celle qui n’est pas encore née, se heurte à une croyance émotionnelle également forte, celle que Rousseau, le premier, avait appelé ‘religion civile’; une religion séculaire, civile, où l’émancipation ou le droit de la femme à décider sur son propre corps est plus important. Il s’agit d’un de ces conflits qui entraînent les gens à organiser leur vie afin d’éviter la rencontre avec des personnes avec une opinion différente  » 363 . ’

Ce genre de situations, poursuit l’auteur, entraîne la perte de la capacité quasi statistique de détection du climat d’opinion que posséderaient les individus.Nous reformulerons cela ici en disant que ce genre de situations atrophie l’arrière-plan pré-intentionnel des individus. Ces situations sont par ailleurs mesurables à partir de la confrontation statistique des croyances affirmées par des individus se réclamant de chacun des deux groupes en controverse.

Noelle-Neumann présente un sondage de 1971 dans lequel les individus étaient interrogés sur la pertinence de la prolongationdu mandat  du Chancelier Brandt ; distribuées par appartenance politique des sondés, les réponses donnaient lieu à deux perceptions opposées du « climat d’opinion ». Ainsi, tandis que 59% des partisans de Brandt affirmaient que « la plupart des gens souhaitaient la continuité de Willy Brandt comme chancelier » 75% des opposants à Brandt affirmaient que « la plupart des gens préfèreraient un autre chancelier ». L’hypothèse interprétative de Noëlle-Neuman consiste à dire que les deux groupes (partisans et opposants) ne se parlent tout simplement pas, devenant ainsi incapables de définir le « climat d’opinion ».

Nous devons toutefois revenir sur cette hypothèse interprétative car, ce que ces données révèlent, nous semble-t-il, est moins une incapacité à saisir le climat d’opinion qu’une incapacité à saisir un « climat d’opinion publique ». Nous essayons de soulever ainsi la question de la différence déjàeffleurée à plusieurs reprises dans les pages qui précèdent, entre l’aspect social de l’opinion et son aspect politique ; nous proposons de distinguer, puisque l’opinion a forcément un aspect public mais pas toujours une composante politique, entre la capacité des individus à saisir l’opinion d’un groupe d’appartenance 364 (aspect social de l’opinion) et la capacité des individus à saisir la place du groupe d’appartenance et la leur au sein de ce groupe, à l’intérieur d’un espace public plus large : le lieu du politique (aspect politique de l’opinion).

Les idéaux éthiques, la tradition et les valeurs se sont substitués, dans la sociologie contemporaine, aux lois divines de Locke ; les habitudes et la moralité publique ont remplacé la loi de l’opinion, tandis que laconception de la loi de l’état est toujours divisée selon deux sources : pour les uns, elle revient aux gardiens de l’ordre et de la stabilité et pour les autres, elle doit être en accord avec les évolutions du monde. L’opinion publique s’accorde donc avec ces deux conceptions du droit. Elle peut aussi bien être considérée comme une source de la loi en tant que porteuse des évolutions sociales que comme un gardien de la stabilité en tant que garante de l’ordre et de la stabilité. Il apparaît ainsi évident que le concept d’opinion publique pose moins un problème théorique qu’il ne nous oblige à des prises de position normatives. Le sens de l’opinion publique et de ce fait le rôle qu’on lui attribue dans l’espace politique, n’est pas le même selon l’usage pratique qu’on fait de la réalité désignée avec ce concept.

L’ouvrage consacré par Loïc Blondiaux aux sondages d’opinion porte précisément sur ce rapport entre le concept, la réalité qu’il désigne et la réalité que l’on construit avec l’usage pratique de ce concept : ‘ « Je me propose donc d’étudier ici les conditions de naissance, de légitimation, d’institutionnalisation et de diffusion des sondages d’opinion dans deux pays, les Etats-Unis et la France » 365 . L’auteur propose dans ce travail une démarche opposée aux travaux classiques qui portent sur l’histoire du concept ou des techniques de mesure. Cela lui permet de conclure en ces termes : ‘ « L’opinion publique d’avant le sondage n’est nullement un corps politique, mais la multitude déraisonnable et violente d’avant le ’ ‘ Léviathan ’ ‘ . Par suite de la généralisation des enquêtes d’opinion, c’est une réalité pacifiée, domestiquée, intelligible, rationalisée qui lui succède » 366 . ’Autrement dit, ce sont les garants de l’ordre qui se sont emparés du pouvoir de l’opinion avec l’usage public du concept et l’invention d’un acteur politique « l’opinion ». La fin du politique si l’on reprend la distinction de Laurence Kaufmann.

Toutefois, peut-être qu’une deuxième option serait encore possible si l’on pense la démocratie en tenant compte de notre hypothèse selon laquelle l’opinion publique consisterait dans une parole au moyen de laquelle le sujet parlant exprime l’appartenance à un groupe, pour ensuite devenir un sujet politique. C’est ce que nous allons tenter demontrer avec la Théorie de l’Agir Communicationnel. Il ne s’agirait peut-être donc pas de faire un procès aux usages publics du terme « opinion publique » mais d’en proposer un usage différent, tout aussi normatif, car il n’est pas possible d’utiliser le langage sans normativité, mais qui reposerait sur une conception du politique non pas fondée sur l’ordre et la stabilité mais sur la discussion et le conflit.

Notes
363.

NOËLLE-NEUMAN, E : 1995 op.cit. (p. 166). Noëlle-Neumann explique aussi la fin du régime d’appartheid en Afrique du Sud par, entre autres facteurs, le processus par lequel ce régime se trouvait de plus en plus isolé dans les instituions et dans l’opinion mondiale. Le témoignage d’André Brink, écrivain engagé d’Afrique du Sud, appartenant à la minorité blanche et qui, au retour d’un séjour en France qui lui permis de se rendre compte de la réalité de son propre pays, fut obligé, afin de passer un pacte de silence avec sa famille la plus proche, selon lequel certains sujets politiques ne serait jamais abordés, est à ce titre très intéressant. Autrement, raconte André Brink, les relations avec sa famille n’auraient pas été possibles. Ce témoignage se trouve dans une communication donnée par l’auteur dans le cadre des Premières Assises Internationales du Roman, organisées par La Villa Gillet à Lyon entre le 31 mai et le 3 juin 2007. L’ensemble des communications seront publiées à l’automne 2007 aux éditions Christian Bourgois, dans la collection « Titres ».

364.

Ce qui me permet d’avoir une place dans un groupe social ainsi qu’une conception de ma propre individualité.

365.

BLONDIAUX, L: La fabrique de l’opinion (une histoire sociale des enquêtes d’opinion). Seuil, Paris 1998, 601 P.

366.

Idem. (p. 579).