1.3. La TAC et le nouvel espace public

Dans l’espace public libéral décrit par Habermas à la fin des années 1960, l’opinion publique était opposée à la doxa platonicienne. La dépolitisation de la société qui fondait le diagnostic de l’ouvrage consistait précisément en un retour des formes aristocratiques de représentation : la mise en visibilité d’un pouvoir dans les médias. La posture théorique adoptée dans la TAC suppose, à nos yeux, une redéfinition de cette conception de la représentation du pouvoir. Ainsi, les formes modernes de représentation s’articuleraient autour de la mise en visibilité du pouvoir et de l’exercice d’une parole « au nom d’un monde vécu ». Pour Habermas,

‘« les certitudes du monde vécu n’ont pas seulement le caractère cognitif de traditions culturelles acclimatées, mais aussi, pour ainsi dire, le caractère psychique de compétences acquises et éprouvées, ainsi que le caractère davantage social de solidarités avérées » 367 .’

La modernité comme programme de rationalisation du mondeexige ainsi que soient prises en compte dans les analyses des formes d’organisation politiqueles formes de médiation qui constituent le ‘ « système préréflexif des capacités pratiques et des présuppositions culturelles » 368 . On remarquera, avant de continuer, que malgré la difficulté à rendre compte empiriquement d’une telle notion (un système de capacités et de pratiques culturelles), l’accumulation de concepts par des auteurs divers et théoriquement éloignés les uns des autres pourrait être en elle-même un indice, sinon une preuve, de la pertinence et surtout, de l’existence d’une réalité, peut-être insaisissable, mais en tout cas présente. Ainsi, le « monde vécu » de Habermas, la « base d’inférence d’action » de Garfinkel, « l’arrière-plan » de Searle, la « forme de vie » de Wittgenstein, « l’habitus » de Bourdieu 369 mais également le « magma » de Castoriadis ou encore les « modèles cognitifs » de Van Dijk ainsi que dans une certaine mesure les « formations discursives » de Foucault 370 , toutes ces notions et même celles que nous oublions, désignent une même problématique et constituent une sorte de terreau théorique dans lequel pourrait s’enraciner l’intuition présente dans la question du lien social.

L’élément commun à l’ensemble des notions que nous venons d’énumérer est le langage. De ce fait, la prise en compte du concept d’opinion publique comme institution moderne implique en effet un choix, celui d’aborder la société depuis le prisme de l’organisation démocratique ; mais avec ce choix, la démocratie est elle-même problématisée. C’est par ce biais que l’Espace Public devient à son tour un concept normatif et qu’il rend compte, à partir de la TAC, des formes de médiation qui s’expriment par la parole incarnée dans l’opinion publique.

L’Espace Public ne peut plus être perçu commeun « métasujet de l’action collective » 371 comme un tiers symbolisant dont la disparition aurait empêché le social de se mêler du politique selon le diagnostic porté par Habermas dans son premier ouvrage et que Louis Quéré résume comme suit : ‘ « La dépolitisation de l’espace public se solde ainsi par un déficit de sens ou de médiation symbolique que l’administration est incapable de combler. C’est la raison pour laquelle la désintégration de la sphère publique débouche sur une grave crise de l’identité sociale » 372 . Ce diagnostic empêchait en effet de penser la pluralité des espaces publics ainsi que de ‘ « constater avec réalisme l’irrationalité foncière de l’opinion publique, dont le caractère composite, l’incohérence, l’instabilité et l’irresponsabilité tranchent avec les attributs et la mission que lui confèrent le rationalisme politique bourgeois » 373 L’intérêt et la pertinence des recherches actuelles portant sur l’Espace Public résident précisément dans le fait que

‘« L’idée d’un tel métasujet, doté, à l’image du sujet individuel, d’une capacité de réflexion, de critique et de contrôle, lui permettant d’orienter le développement de la société, est devenue problématique » 374 .’

Si nous prenons au sérieux la TAC nous sommes tenus d’accepter, afin de dépasser cette notion d’Espace Public devenue problématique, une vision procédurale de l’espace public selon laquelle la légitimité des décisions est une question de procédure dont le garant est précisément le public. Habermas propose cette conception procédurale afin de rompre avec deux positions philosophiques qu’il trouve erronées : celle qui voudrait aboutir à une démocratie directe et qui fait par là l’impasse sur le politique et celle qui au contraire considère commeimpossible la rationalisation d’une société constituée de systèmes. Nous sommes toujours aux prises avec la problématique soulevée plus haut concernant la séparation entre État et société, mais l’agir communicationnel, en tant que théorie de l’action rationnelle, commence à y répondre par l’identification des éléments qui permettent de légitimer le pouvoir. La procédure démocratique ne suffit pas et les systèmes comme procédures ne donnent pas assez de place à la raison. Habermas propose alors la distinction entre « système » et « monde vécu » pour expliquer le processus de rationalisation de la modernité.

Les systèmes sont constitués de médiums, comme l’argent et le pouvoir, qui permettent la reproduction des aspects matériels des sociétés sans avoir constamment recours à la rationalité communicationnelle. L’argent et le pouvoir s’ajoutent ainsi au rôle médiateur du langage. Ces deux médiums constituent l’élément interactionnel des systèmes sociaux, tandis que le langage permet, au moyen de la représentation, de se référer au monde vécu et donner ainsi un sens à ces formes d’interaction. L’Espace Public procédural est cet endroit de légitimation par la rencontre d’une praxis et d’une communication. Les dangers de cette nouvelle structuration de la vie publique se trouvent dans ce que Habermas appelle, en reformulant la thèse classique de Weber, la colonisation du monde vécu ; il s’agit du processus par lequel la rationalisation qui a donné lieu à l’établissement des différents systèmes se poursuit jusqu’à une forme de réification du monde vécu et desidentités qui se trouvent, de ce fait, dissoutes sous le poids des interactions. Nous sommes tentés de dire que la communication, dans cette configuration, n’existerait plus, qu’elle aurait laissé la place à l’interaction et que l’espace public serait devenu un espace communautaire ou, pour revenir à l’opinion publique, que l’espace public se confondrait avec l’espace des opinions publiques au lieu d’être le lieu de médiation entre celles-ci et le pouvoir.

Mais cela ouvre aussi une porte critique à la thèse habermassienne, que Lenoble et Berten expriment ainsi :

‘« Tout d’abord la solution habermassienne semble écartelée entre idéalisation et résignation. Idéalisation, car le seul renforcement des procédures argumentatives au sein de la société civile nous paraît impuissant à contrer les effets des rapports de force qui structurent le champ socio-économique (...) Par ailleurs, l’opposition rigide entre système et monde vécu entraîne une certaine résignation face au caractère incontournable des régulations systémiques » 375 .’

Il semblerait que l’agir communicationnel soit voué à un pragmatisme paradoxal car une action langagière ne peut être conçue que par une vision pragmatique de la communication et dans ce cas, la colonisation par le système n’est pas une conséquence mais le point de départ de la théorie. Mais il nous semble qu’il s’agit, certes, d’une interprétation, mais qu’elle n’est pas la seule que l’on puisse faire d’un espace public procédural fondé sur le principe de l’agir communicationnel. La distinction entre système et monde vécu nous a permis de dépasser la dichotomie entre État et société et de situer ainsi l’espace public aussi bien du côté de l’État (les institutions et les acteurs politiques) que du côté de la société (les individus) : l’Espace public procédural n’est autre chose qu’un lieu vide de contenu moral ou normatif dans lequel l’agir communicationnel se déploie comme médiation entre les systèmes et le monde vécu en tant que pratique communicationnelle 376 :

‘« Si la souveraineté populaire se dissout ainsi dans des procédures, le lieu symbolique du pouvoir qui forme un lieu vide depuis 1789, depuis l’abolition révolutionnaire des formes paternalistes de domination, ne peut plus être occupé, comme l’affirme U. Rödel à la suite de Claude Lefort, par de nouvelles symbolisations identitaires comme le peuple ou la nation » 377 .’

L’Espace Public est alors, paradoxalement, un concept proprement normatif, en ce qu’il ne peut être abordé que dans la perspective d’un langage politique précis porté par les énoncés qui composent l’opinion publique. Nous soutenons l’idée que ce langage politique peut être un langage républicain fondé sur le postulat de la liberté comme non-domination 378 . Notre travail sur corpus nous permet dès lors d’analyser le discours public porté par les instances communicationnelles décrites dans les deux parties précédentes de la thèse afin d’observer leur articulation avec l’idéal politique qui s’accorde, à nos yeux, avec la conception cosmopolite de l’espace public défendue par Habermas : la liberté républicaine.

Notes
367.

HABERMAS, J : 1987 vol 2. op.cit (p. 242).

368.

KAUFMANN, L: 2003, op.cit (p.273).

369.

Ces exemples sont cités par Laurence Kaufmann (2003), op.cit (p.273).

370.

Voir : CASTORIADIS, C: L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris 1975 ; FOUCAULT, M: L’archéologie du savoir, Gallimard, Paris 1969 ; VAN DIJK, T.A : Racismo y análisis crítico de los medios, Paidós, Barcelona 1997.

371.

DACHEUX, E (dir.) : L’Europe qui se construit. Réflexions sur l’espace public européen, Publications de l’Université de Saint-Étienne 2003, 277 P.

372.

QUÉRÉ, L: 1982 op.cit. (p.73).

373.

Idem (p.74).

374.

COUTTEREAU, A et LADRIÈRE, P (dir.) : Pouvoir et légitimité. Figures de l’espace public. Raisons pratiques nº3, éditions de l’EHESS, Paris 1992 (p. 7).

375.

LENOBLE, J et BERTEN, A : « L’espace public comme procédure » in COUTTEREAU, A et LADRIÈRE, P (dir.) : 1992 op.cit. (p.93).

376.

Nous proposons l’utilisation du terme « pratique communicationnelle » pour désigner le phénomène issu du concept théorique de l’ « agir communicationnel ».

377.

HABERMAS, J : 1993 op.cit. (p. XXX).

378.

PETTIT, PH : 2004