2. Une Europe républicaine ? 390

Nous avons décrit, dans les deux parties précédentes de cette thèse, les caractéristiques de deux types de sujets collectifs (les journaux et les affiches électorales). Il s’agit maintenant de rendre compte d’un troisième sujet collectif : l’UE. Nous considérons l’UE comme un fait institutionnel, c’est-à-dire, comme le résultat de l’attribution de « fonctions de statut » à des groupes sociaux au moyen du langage et à partir de règles régulatives et de règles constitutives. Les fonctions de statut sont attribuées grâce à l’existence de formes d’intentionnalité collective qui dépendent de l’usage du langage par des sujets politiques. Les sujets politiques sont les individus qui exercent leur liberté par l’expression publique de leurs formes d’appartenance sociale et politique. Les éléments signifiants (nous les appelons dénominations politiques) utilisés dans les affiches et dans les journaux pour désigner la réalité institutionnelle UE expriment de ce fait cette médiation par laquelle l’Europe comme institution acquiert un sens :

‘« La liberté, d’abord, permet au sujet d’assumer personnellement, en tant que personne singulière, les formes et la rationalité politique : en ce sens, c’est la liberté du sujet dans le politique qui fonde le politique comme médiation. Il y a médiation à partir du moment où s’exerce une dialectique entre le singulier et le collectif. La médiation rend possible l’appropriation de structures collectives par les sujets singuliers, et, en ce sens, c’est elle qui met en œuvre les formes institutionnelles de l’organisation de la cité, et qui en garantit l’exercice effectif » 391

L’UE en tant que réalité sur laquelle portent les énoncés que nous analyserons dans cette dernière partie s’insère dans un temps historique et dans un espace géographique, mais on peut lui attribuer une particularité très intéressante pour notre travail :

‘« La construction européenne présente une image inversée de la construction des États modernes. Elle semble avoir neutralisé et remis à plus tard les éléments qui ont été au centre de l’apparition de l’État moderne : monnaie, impôts, instances coercitives (armée, police). En revanche, dès l’origine, l’Europe communautaire a revendiqué son attachement aux principes démocratiques » 392 . ’

C’est ainsi que la dialectique entre le singulier et le collectif ne peut pas se produire à partir des lieux classiques de médiation (monnaie, impôts, armée, police...) se produisant en revanche dans des lieux proprement discursifs comme les trois piliers autour desquels s’articule l’UE : la solidarité, la sécurité et la justice Le site officiel de l’UE définit ces trois principes comme les piliers de l’Union. C’est la raison pour laquelle nous les désignons comme des lieux discursifs. La solidarité, la justice et la sécurité désignent le discours que l’UE souhaite porter sur elle-même 393 . Au moment où se produisent les élections européennes de 2004, l’UE s’est déjà doté d’une monnaie commune et les discussions sur une armée commune sont en cours. Mais les frontières de l’UE ne correspondent pas à celles de la circulation de la monnaie commune, de même que ces frontières n’ont pas la même valeur, ne possèdent pas le même sens, pour tous les citoyens des pays membres. Il nous intéresse donc de voir, dans notre corpus, les énoncés qui pourraient, en absence de ces lieux de médiation qui demeurent ceux des États-Nations européens, incarner la liberté des sujets européens.

Le site officiel de l’UE propose une description de l’institution à partir de deux axes : le visiteur a le choix entre un onglet « activités de l’UE » et un onglet « institutions de l’UE ». Cela reproduit, nous semble-t-il, la distinction que nous adoptons dans cette thèse entre les « territoires du politique » et ses « arènes ». D’autant plus que les deux onglets n’apparaissent jamais ensemble, le visiteur pouvant faire apparaître l’un ou l’autre, comme si l’on avait le choix entre le signifiant de l’UE et son signifié. C’est donc autour de cette distinction entre « institutions » et « activités » que nous développerons l’analyse du contenu journalistique.

Les activités de l’UE 

Le site internet « Europa » répertorie 32 activités différentes. Seules neuf d’entre elles activités peuvent être directement rattachées à ce que ce même site désigne comme les trois piliers européens : « Aide humanitaire », « Développement », « Douanes », « Droits de l’homme », « Emploi et politique sociale », « Fraude », « Justice et affaires intérieures », « Politique étrangère et sécurité », « sécurité alimentaire ». Il reste donc vingt-trois activités 394 dont le rattachement à l’un ou l’autre de ces piliers devient plus problématique. Considérer ces activités comme plus proches de l’un ou de l’autre de ces piliers relève, nous semble-t-il, d’un choix idéologique qui s’exprime dans les processus de communication politique. On peut considérer par exemple que le développement d’une agriculture solidaire n’est pas la même chose que celui d’une agriculture juste ou sûre, de même que l’activité « économie et monnaie » peut être juste aux yeux de certains tandis qu’elle représente une forme injuste de redistribution pour d’autres.

Une première définition discursive de l’Europe est donc issue des formes dans lesquelles ces activités sont rendues visibles dans les arènes du politique. Cette mise en visibilité des activités de l'UE est assez homogène pour quatre des journaux du corpus avec deux exceptions remarquables : ABC et El PAIS. Dans le premier, les activités de l’UE sont très peu visibles ; le deuxième au contraire est le journal où l'on trouve le plus d'occurrences référées à ces activités. Nous avons tenu compte, en plus des activités représentées, des jours où elles le sont. Il s'avère ainsi que sur un corpus d'un mois, la présence moyenne des activités de l’UE est d'entre dix et quinze jours, avec toujours, les exceptions de ABC (4) et El PAIS (16).

Les institutions 

L’autre onglet définissant l’UE est celui des institutions ; dans ce cas, deux journaux rompent la moyenne des occurrences pour l’ensemble du corpus, qui se situe entre 12 et 14 : il s'agit d'ABC et Le Monde (6 et 7) sauf que, en ce qui concerne le nombre de jours où les institutions sont rendues visibles, tous les journaux, Le Monde inclus, se retrouvent autour de 6 ou 7 jours, tandis que dans ABC les institutions de l'UE ne sont visibles dans les titres que deux jours.

Il semble donc se dégager de cette première vue d'ensemble une homogénéité au moins sur deux plans: a) Les jours consacrés à la mise en visibilité de l'UE (à peine la moitié du corpus, rappelons-le, constitué d'informations concernant les élections européennes) b) l'écart entre la visibilité des actions de l'UE et la visibilité de ses institutions. Ce deuxième point nous permet d'avancer quelques hypothèses concernant le rapport entre la représentativité et la visibilité. Même si nous nous situons toujours dans une analyse de contenu, cette distinction entre les actions et les institutions pourrait être une indication de ce qui se produit dans la communication politique européenne où la visibilité ne serait pas forcément accompagnée d'une représentativité, ce qui viendrait nous rappeler que, en effet, on peut ne pas communiquer.

Mais notre travail ne porte pas sur la communication de l’Europe, nous tâchons d’analyser au contraire la manière dont les discours publics contribuent à la construction d’une réalité institutionnelle. C’est pourquoi, nous reprenons la théorie de Searle des faits institutionnels afin d’observer les règles constitutives, les règles régulatives et les groupes sociaux représentés dans ce corpus.

Notes
390.

Certaines parties de l’analyse qui suit ont été publiées dans la revue « Sciences de la société » (RAMONEDA, T : Faire, être et dire l’Europe in Sciences de la Société, nº69, 2006 (pp.195-207).

391.

LAMIZET, B : 1998 op.cit (p.98).

392.

COURTY, G et DEVIN, G : La construction européenne, La Découverte, Paris 2001

393.

www.europa.eu

394.

« Affaires institutionnelles », « Agriculture », « Audiovisuel », « Budget », « Commerce extérieur », « Concurrence », « Consommateur », « Culture », « Économie et monnaie », « Éducation, formation, Jeunesse », « Élargissement », « Énergie », « Entreprises », « Environnement », « Fiscalité », « Marché intérieur », « Pêche », « Politique régionale », « Recherche et innovation », « Relations extérieures », « Santé publique », « Société de l’information », « Transports ».