2.1. Les huit principaux types de faits bruts constitutifs de la réalité du journalisme :

L’information est, nous l’avons déjà dit, constituée de représentations portant sur des faits qui constituent la réalité à partir de laquelle se construisent les événements. Bien évidement, cette réalité est elle-même formée par des faits institutionnels, c’est-à-dire, des faits dépendants de l’attribution de fonctions de statut au moyen du langage. Cette propriété, qui justifie une approche constructiviste de l’information, ne doit toutefois pas nous faire oublier que ces faits institutionnels sont issus d’un processus d’itération de fonctions de statut. L’ensemble des informations contenues dans un corpus peut de ce fait être rapporté à la réalité qu’elles représentent avant que celle-ci n’ait fait l’objet d’une attribution de statut. Gilles Gauthier propose huit catégories de faits à l’origine des nouvelles journalistiques 395 . Ces catégories, que lui-même définit comme exploratoires, sont distribuées de la manière suivante :

« Les phénomènes naturels » 

Il s’agit de la première catégorie de « faits bruts » que Searle lui-même décrit lors qu’il parle de « faits indépendants du langage ». Son exemple le plus classique est le fait que l’Everest soit enneigé. Il s’agit d’un phénomène naturel indépendant du langage et qui diffère de son équivalent langagier : « ‘l’Everest est enneigé’ est une proposition en langue française ». Le corpus examiné ici ne contient pas des représentations directes de ce genre de faits. Une information concernant une catastrophe naturelle serait un exemple d’information portant sur un phénomène naturel.

« Les faits biologiques »

Il est possible, si l’on suit Gilles Gauthier, de distinguer parmi les phénomènes naturels indépendants du langage les faits biologiques, psychologiques, neurologiques… Un exemple en est la mort d’un candidat au Portugal. La mort est, comme l’Everest enneigée, un phénomène indépendant du langage.

« Les faits mentaux non intentionnels »

Les mêmes caractéristiques attribuées aux phénomènes naturels sont applicables à des états mentaux (avoir mal ou avoir soif) qui ne dépendent pas du langage. La soif ou le mal sont bien entendu des catégories langagières qui nous permettent de désigner ces états et donc de comprendre certaines actions des autres. Cela n’empêche pas que ces états soient indépendants du langage. Nous en trouvons un exemple dans notre corpus dans le journal Le Figaro du 9 Juin 2004 : « Blair redoute un vote antieuropéen ».

« Les accidents humains »

Pour l’analyse des nouvelles de presse, la distinction entre les phénomènes naturels et les accidents humains est importante. Bien que cette catégorie ne puisse pas être indépendante de l’action humaine, elle contient, au même titre que « l’Everest enneigé », des faits dont l’existence est indépendante de la représentation, langagière ou autre, de celle-ci. Précisons que ce n’est pas la notion d’accident qui est ici discutée, mais l’avènement d’une action non préméditée ne résultant pas d’une conduite délibérée qui, à la différence des phénomènes naturels, n’aurait pas lieu sans l’action humaine. Nous avons un exemple de ce type de faits dans une information du journal El Mundo du 12 juin 2004 « Los errores de Televisión Española se debieron a un fallo técnico » .

À propos des accidents humains, l’ouvrage classique d’Eliséo Verón 396 concernant l’accident nucléaire de la centrale de « Three Mile Island » aux États Unis nous montre précisément qu’une information se construit avec des références à différents types de faits. Notre démarche ne vise donc pas à nier cela, mais elle nous permet de distinguer, dans le contenu des informations, la prédominance des représentations d’un type ou autre de fait. Ce que Gilles Gauthier exprime de la manière suivante :

‘« Les faits journalistiques bruts sont ces faits donnés et non construits sur lesquels quelquefois portent directement les nouvelles mais qui le plus souvent servent de points de départ à la construction de faits sociaux de différents niveaux qui, pour certains d’entre eux, aboutissent à des nouvelles » 397 .’

Rappelons que pour Searle il n’y a pas de distinction ontologique (propre à l’essence du concept) entre l’intentionnalité individuelle et l’intentionnalité collective. La première désigne la distance entre une représentation et ce qui est représenté, la deuxième désigne la distance entre l’observation d’une règle et la règle observée. C’est la raison pour laquelle la plupart des informations journalistiques portent sur des faits sociaux. Il s’agit des faits mettant en évidence des règles dont l’existence dépend de l’attribution, de la part de groupes sociaux, d’une fonction de statut à un objet qui devient de ce fait un objet représentant l’observation d’une règle (porter une bague à l’annulaire désigne le fait d’être marié dans la culture x) 398 .

Les informations portant sur l’observation de règles concernent plus directement le lecteur du fait qu’il est en dernière instance, en tant que membre d’une société, responsable de la possibilité effective de l’existence des actions racontées. Les informations portant sur des actions qui, représentant l’existence d’une relation causale (« l’Everest est enneigé » ou « un candidat est mort ») ne peuvent concerner le lecteur que dans un rôle de spectateur.C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous pouvons parler de mise en scène de l’information et décrire, avec les analyses des formes des récits médiatiques, les opérations par lesquelles le spectateur joue un rôle dans la production de l’information. Les quatre catégories dans lesquelles nous distribuons, toujours à la suite de Gilles Gauthier, les informations portant sur des formes d’intentionnalité collective, concernent donc la manière dont une information désigne l’observance d’une règle.

« Les gestes ponctuels »

Un « geste ponctuel » est une action dont la réalisation implique l’observation d’une règle et donc l’existence d’un fait institutionnel. Exprimer une préférence politique au moyen d’un bulletin de vote est par exemple un de ces gestes ponctuels. Il s’agit d’un geste par lequel est observée une règle organisant le mode d’expression d’une préférence politique. Ce geste implique l’existence d’un fait institutionnel « élections », qui désigne à son tour un fait institutionnel « compétition électorale » qui implique également « partis politiques » et ainsi de suite jusqu’au fait institutionnel «  régime démocratique ».

« Les comportements continus »

Un comportement continu désigne une situation qui implique l’observation de règles constitutives de l’action elle-même. Dans les exemples de Searle la possession d’un objet peut désigner l’observation du fait institutionnel « propriété privée ». Dans le corpus de cette thèse, la vérification par le ministère de l’intérieur espagnol des membres qui composent la liste basque HZ désigne l’existence d’un fait institutionnel « pouvoir exécutif » 399 .

« Les tendances, dispositions et propensions »

Parmi les différents « faits mentaux non intentionnels », Searle distingue la tendance des hommes et autres groupes sociaux à s’organiser hiérarchiquement et à accepter la domination que certains peuvent exercer sur les autres. Les « tendances, dispositions et propensions » ne désignent donc pas la présence de règles régulatives ou constitutives mais plutôt la constitution de groupes susceptibles de mettre en place ou d’observer ces règles. Dans le corpus, plusieurs informations font référence à la mise en place de partis politiques ou des alliances entre forces politiques. Par exemple lorsque un candidat cherche à convaincre des partisans d’une autre formation : « Villiers courtise les déçus de l'UMP » (Le Figaro 10 mai 2004).

« Les manifestations verbales »

Le langage est, nous l’avons déjà montré, au centre de toute construction institutionnelle. Les pratiques langagières sont de ce fait présentes dans toutes les informations contenues dans la presse. Mais il est possible de distinguer certains articles qui portent sur l’existence d’une « manifestation verbale » plutôt que sur le contenu de celle-ci. Dans une campagne électorale les « manifestations verbales » sont très souvent des informations en elles-mêmes. Ainsi, un titre composé d’une référence, par une citation directe ou par un discours rapporté, aux déclarations d’un homme politique, nous indique la présence d’une nouvelle centrée davantage sur le fait qu’une personne a dit quelque chose que sur le contenu de ce qu’elle a dit. Ce type d’informations est très présent dans l’ensemble de notre corpus mais, c’est ce qui les rend d’autant plus intéressantes pour nous, cette présence n’est pas la même dans le corpus français et dans le corpus espagnol. Dans les journaux français ce type de nouvelles concerne 21,4% des informations analysées (44,8% dans Le Monde, 17% dans Le Figaro et 2,4% dans Libération). Dans les journaux espagnols leur présence s’accroît sensiblement aussi bien dans la moyenne (49,6%) que si on les classe par quotidien (El PAIS 63,7%, El Mundo 40,8% et ABC 44,4%).

La catégorie des « manifestations verbales » nous semble de ce fait particulièrement pertinente pour aborder les différences culturelles propres à notre corpus d’analyse. Nous observons en effet que la description de la réalité représentée dans ce corpus nous offre la possibilité de distinguer entre deux types de réalités politiques : l’une est fortement représentée par des « manifestations verbales » et l’autre par une présence accrue, ce serait une hypothèse interprétative, de la parole journalistique. Ces deux types de réalités correspondent, à leur tour, à des traditions journalistiques propres à l’évolution culturelle des deux pays sur lesquels nous travaillons. Nous sommes donc en mesure de signaler une différence structurelle tout en respectant les caractéristiques culturelles qui permettent, au fond, d’interpréter cette différence.

Notes
395.

GAUTHIER, G : 2004 op. cit.

.

« Un problème technique a été la cause des erreurs de la Télévision Espagnole »

396.

VERÓN, E : 1981op.cit.

397.

GAUTHIER, G: 2004 op.cit. (p.171).

398.

Dans la terminologie de Searle nous dirons que « porter une bague à l’annulaire est compté comme être marié dans le contexte x ».

399.

« Interior verifica que 14 candidatos de HZ están vinculados a Batasuna y su entorno » (18/05)

« Le ministère de l’intérieur atteste l’appartenance de 14 candidats de HZ à Batasuna et son entourage »