2.2. La représentation des élections

Nous souhaitons donc, dans cette dernière partie de l’analyse, aborder l’existence d’une réalité européenne sur laquelle porteraient les discours de campagne contenus dans notre corpus afin de rattacher ces discours aux réalités qu’ils façonnent.

Nous aborderons cette analyse en deux temps. Dans un premier temps nous tiendrons compte des caractéristiques sémiotiques de ce processus de référence dans lequel nous situons les discours journalistiques observés. Nous avons ainsi analysé les marques discursives propres à la construction du récit médiatique pour chacune des instances de communication : la construction d’une norme dans Le Monde, la mise en évidence de la pertinence informative dans El PAIS, la mise en forme d’un monde dans El Mundo, l’expression d’une identité dans Le Figaro, la référence à une norme éthique dans Libération et la présentation d’un discours politique dans ABC. Nous avons adapté à cet effet notre cadre d’analyse aux caractéristiques de chaque journal. Ainsi, ont été abordés dans Le Monde des aspects liés à l’énonciation et à l’expression des normes politiques, tandis que nous avons développé davantage les aspects narratifs dans El PAIS ou Le Figaro, les aspects liés à la subjectivité dans le langage dans El Mundo ou le contenu lexical dans ABC et Libération.

À ce premier temps de l’analyse succédera un deuxième moment dans lequel la typologie des faits à partir desquels se construisent les événements médiatiques (les catégories constitutives de la réalité que nous venons de décrire) nous permettra d’en relier les caractéristiques discursives à des règles (constitutives et régulatives) et aux identités des groupes sociaux qui font la réalité politique de l’Europe. Les particularités sémio-discursives de chacun des journaux mises en évidence dans le premier temps de l’analyse peuvent, de ce fait, être liées à un socle commun (la réalité de l’Europe), et nous sommes en mesure de proposer une interprétation du sujet collectif UE auquel ils donnent une forme.

Nous reprenons donc les deux résultats obtenus jusqu’ici : nous gardons la distribution des journaux en trois catégories (faire, faire être et être) et nous reprenons les dénominations politiques issues de l’analyse des affiches électorales (« l’essentiel », « l’Europe sociale », « voir la France », « besoin d’Europe », « davantage », « revenir et aimer », « agir et représenter »). Ces dénominations avaient une certaine valeur heuristique dans la partie précédente, en ce qu’elles nous ont permis de donner une forme signifiante à la position énonciative adoptée par chaque parti en tant qu’instance de communication. Nous proposons maintenant de les aborder sur le plan de la signification afin de donner un sens aux pratiques de communication que nous avons décrites :

‘« Précisons au passage l’importance de la distinction que nous voulons faire entre communication et signification : dans le premier cas, l’on présuppose au moins un émetteur, un message et un récepteur ; ce qui n’est pas tout à fait le cas lorsqu’il s’agit de signification. Proposons ici un exemple qui nous est familier.’ ‘Soit l’inscription ‘Pharmacie’ : il est possible de voir là un message émis par le propriétaire (émetteur : pharmacien) à l’intention des destinataires éventuels (récepteurs = clients). Si j’envisage maintenant l’état des chemins de fer italiens et que je me rende compte que les voitures à destination des zones méridionales sont plus souvent dans un état délabré que celles qui circulent dans le nord du pays, puis-je encore parler de communication ? Y a-t-il, en ce dernier cas, un message émis par la société X., qui voudrait dire en substance aux voyageurs : ‘Aux régions pauvres, wagons vétustes, aux provinces riches, wagons en bon état’ » 400 .’

L’intentionnalité, qui est constitutive de la communication dans ce texte de Joseph Courtés, sera comprise ici à partir de la conception de ce concept que nous développons tout au long de ce travail. Ainsi, nous parlons de communication lorsqu’il est possible d’attribuer à un élément signifiant (un énoncé) un sujet responsable de son énonciation (un énonciataire). Ce qui est fondateur de la communication n’est donc pas la volonté de produire un sens, mais la possibilité d’être tenu comme responsable du sens produit et pour pouvoir être tenu comme responsable, il faut reconnaître la production de l’acte porteur de sens (sans préjugé de l’intention, dans le sens de volonté, dans laquelle cet acte a été produit).

Nous avons terminé la deuxième partie de la thèse avec une hypothèse sur la communication qui reposait sur ce principe intentionnel. Il s’agit maintenant de confirmer cette hypothèse à partir des discours journalistiques et du sens qu’ils apportent aux pratiques de communication.

Dans une démarche classique d’analyse de contenu ce travail se réalise à partir de la recherche d’occurrences lexicales. Cela nous confronte toutefois à un problème épistémologique : le retour de la notion d’« objet-discours » (c.f. I.1.4). En effet, une telle démarche implique de considérer les énoncés qui composent le texte comme les objets constitutifs du discours alors que dans notre approche le discours ne peut pas se réduire à l’objet textuel analysé. Nous avons donc choisi de prendre comme unité de sens chaque article en entier, que nous avons relié à l’une ou l’autre des dénominations politiques évoquées plus haut. Avec cela, c’est au contenu informationnel de l’article que nous nous intéressons plutôt qu’à sa forme. Il demeure cependant que nous laissons une place importante à notre interprétation ; c’est pourquoi nous avons essayé de délimiter des critères le plus précis possibles au moment de désigner un article comme référent de l’une ou l’autre de nos dénominations politiques. Ce n’est pas que nous réduisions avec cela notre emprise sur le classement du corpus, mais nous proposons au lecteur la possibilité de reproduire notre démarche. Cette démarche nous permet enfin de préserver un des aspects fondateurs de l’analyse sémiotique (le sens est toujours fonction de la comparaison) dans un travail sur le discours d’information.

Description des critères pour la distribution des articles journalistiques

Les articles de presse ont été rattachés à l’une des sept dénominations politiques proposées selon les critères suivants :

- « L’essentiel » a été identifié à partir d’articles se rapportant à des caractéristiques identitaires ou à des propositions d’action qui ne seraient pas forcément porteuses d’une législation, ni ancrées dans un espace et dans un temps précis.

- « L’Europe sociale » est une dénomination politique qui reprend presque à l’identique le slogan du PS et elle a été identifiée à partir de références directes à un contexte politique : les élections régionales en France où le PS a largement devancé l’UMP. Ces références ont été considérées comme des marques de ce signifiant politique lorsqu’elles étaient reliées, par des formes argumentaires, à un programme politique ; il s’agit généralement du programme du PS, mais cela pourrait aussi être valable pour d’autres partis.

- « Voir la France » est une dénomination politique qui a été identifiée à partir d’articles faisant référence au rapport identitaire des partis politiques avec leur pays d’ancrage. Il s’agit d’articles présentant la description et l’évolution des partis politiques mais aussi leurs références à la nation, aux pays ou à la patrie.

- « Besoin d’Europe » en tant que dénomination politique (comme pour le PS, il s’agit d’une dénomination politique très proche du slogan de l’UDF « nous avons besoin d’Europe ») est porteuse d’une logique de fonctionnalité contenue dans le verbe de nécessité. Nous l’avons donc identifiée dans le corpus à partir des différentes marques d’un discours argumentaire fondé sur une logique de causalité et de fonctionnalité mais aussi, étant donné le parti dont cette dénomination politique est issue, au rôle d’un acteur individuel.  

- « Davantage », dénomination politique attribuée à IU, a été identifié dans le corpus d’articles à partir de revendications et de propositions législatives dénonçant ou faisant état d’une situation concrète ayant lieu dans un espace précis. Il s’agit de discours avec une prédominance de marqueurs spatiaux.

- « Revenir et aimer ». Cette dénomination politique a été identifiée grâce aux différentes références faites au thème du retour : le retour d’un homme politique ou d’un gouvernement, mais aussi le retour des troupes engagées dans une guerre ou encore d’une situation politique ancienne. Ce sont donc des marqueurs lexicaux qui nous ont guidé ici.

- « Agir et représenter » est identifié par les références au mouvement, à la volonté de pouvoir ou à la capacité de mobilisation. Ces références sont visibles dans le discours par des marqueurs lexicaux (ensemble, force, multitude...) mais aussi par une prédominance de références temporelles au futur.

L’ensemble de marqueurs utilisés renvoi donc à des catégories sémiotiques (les formes d’énonciation), lexicales (les mots utilisés) ou sémantiques (descriptions d’un parti politique ou d’une situation historique). Le classement qui en découle, disons-le encore une fois, n’a pas de valeur interprétative ou heuristique, c’est une manière d’opérationnaliser un corpus large et discursivement hétérogène. Ce classement nous a permis de comparer, sous la notion de dénomination politique, des articles portant sur des partis politiques différents. Il ne faut donc pas voir la description que nous venons de donner comme une façon de cloisonner les différents discours politiques présents dans le corpus. Au contraire, le but de ce processus d’opérationnalisation a été de pouvoir aborder, sous une même dénomination, des discours idéologiquement, voir culturellement 401 , opposés.

Notes
400.

COURTÉS, J : La sémiotique du langage, Nathan, Paris 2003 (p.14).

401.

On sera peut-être surpris de trouver dans l’analyse de journaux espagnols la dénomination politique « voir la France ». C’est, au contraire, un exemple de la possibilité de comparer des discours politiques en amont du processus culturel de référence dans lequel il se trouvent insérés. Pour une facilité de lecture nous transformerons cette dénomination en une forme équivalente pour l’Espagne, « voir l’Espagne ».